— C’est plutôt facile de passer la première période de la vie dans les honneurs. Vous êtes brillant à l’école, ça suscite bien la jalousie des cousins aux repas de famille, surtout quand on a tendance à vous exhiber, mais on ne s’en rend pas compte, on plane un peu ailleurs, même sans être arrogant. Peut-être même surtout sans être arrogant.
— Je vois où est la question. L’arrogance, oui, c’est vraiment ce que j’ai eu peur d’être quand j’ai fait ma petite réponse théâtrale à M. Tellier.
— Tu ne l’as sans doute pas été. Enfin, dans la mesure où c’est possible de ne pas l’être. Après, les étapes suivantes, on sent comme un déclin. Mais on ne veut pas y croire. Ou plutôt si, on voudrait bien mais quelque chose n’est pas prêt à l’intégrer, comme s’il n’y avait pas la place sur la carte mentale qui s’est dessinée jusque-là, qu’il fallait écarter les plaques terrestres pour caser un nouveau continent : celui où vous êtes marginalisé, puis, la certitude se fait jour : carrément déshonoré. D’ailleurs je pense, mais vous êtes un peu jeune, que c’est une expérience nécessaire à l’homme contemporain, une sans laquelle il reste incomplet, le déshonneur. Quel soulagement quand ça arrive, c’est la preuve : rien à voir avec la vanité.
— On vous a déjà dit que vous étiez un homme du Moyen Âge ?
— Mon meilleur ami, oui.
— Ou du 19ème ?
— Ma petite amie, oui.
— Vous avez une petite amie ?
— Oui. Il reste incomplet s’il n’est pas capable de ressentir des occasions de déshonneur. Il y a forcément en lui le ressort : personne n’est exempt d’estime de soi, même si ce n’est pas dans les grands formats, justement, on le sait, l’ego, paradoxalement débarrassé de ses prétentions à maîtriser l’univers, est devenu sur-puissant. L’autre interprétation qu’il n’est pas utile de démonter eût été que nous fussions devenus des Saints insensibles aux piqûres de l’ego. Donc s’il ne ressent jamais l’humiliation de la chute, c’est qu’il n’a pas assez vécu. Il s’est mal débrouillé : on doit passer par le déshonneur, et je n’ai pas dit…
— Finir par être déshonoré, je crois que je saisis. J’ai tout un tas d’exemples dans la famille.
