RENCONTRE (nouvelle)

RENCONTRE

 

Je l’ai rencontrée il y a des années. Autour de 2000, un peu avant ou un peu après. Je pourrais retrouver la date en me concentrant mais je n’y tiens pas. Ça y est, la voilà qui vient… laissons-la passer.

J’habitais une petite ville de Province, un chiffre que j’ai connu dans mon enfance aux alentours de 40.000 et qui à cette époque était déjà descendu à une petite trentaine, peut-être 25.000 habitants. Allez savoir où ça en est aujourd’hui. J’ai eu l’impression les derniers temps, avant de la quitter pour de bon, que le déclin s’était un peu stabilisé, sans que ce fût réellement rassurant. Des images de jeunes désœuvrés, mal éduqués, traînant tous les jours sur un parking de Mac Donald’s, non loin d’un rond-point sur « la 7 », qui menait à une autre ville plus petite, une grosse bourgade, elle-même ouvrant sur des bourgs plus petits, de gros villages défigurés par toutes les affiches publicitaires que la plus grande vulgarité puisse pondre aux bords des routes, un autre petit bourg, un gros village, un petit village, un gros hameau, une enseigne d’outils de jardinage ou un nouveau magasin de légumes bio, des pavillons atroces et ainsi de suite, jusqu’au fond du trou, là où certaines jeunes filles croient, d’après leurs parents, souffrir d’aérophagie, alors qu’elles sont enceintes. Mais j’exagère un peu, il faut vraiment s’enfoncer très loin, là où ça devient plus montagneux, avec de vraies masures ou des étables crevées et en même temps plus joli, vu qu’il n’y a rien à vendre, personne pour acheter quoi que ce soit.

J’habitais donc une petite ville et un appartement encore plus petit, que j’avais fini par louer pour délaisser la campagne familiale et me donner l’impression d’une tentative d’autonomie, de début dans la vie, matérielle, lourde, stupide. Non que j’aie encore été dépendant de mes parents ou qu’un lien affectif puéril m’ait attaché à eux et condamné à rester dans leur orbe. Simplement, je profitais d’une vieille maison, celle de ma grand-mère décédée, où j’allais, quelques temps plus tard, quand l’expérience citadine se conclurait par une stérilité telle qu’on ne pourrait même pas parler d’échec et qu’il me faudrait bien renoncer à prolonger plus avant la pantomime, retourner séjourner un nombre incroyable de sept années. Avant, d’ailleurs, de retourner à nouveau à la ville, alors qu’elle était aux alentours de 20.000 sans doute..

Ayant quitté la maison, je me retrouvais dans une espèce de blague immonde que le propriétaire et les voisins, qui, visiblement, ne devaient pas jouir de beaucoup mieux, considéraient comme une bonne occasion, proprette et abordable, pour l’ex-étudiant que j’étais depuis peu, un an pour être précis.

C’était d’ailleurs la rentrée et je peux placer ici un souvenir qui fera authentique, ou « chose vue », comme dit Hugo (l’écrivain). Un gars que je connaissais habitait en face, c’est-à-dire de l’autre côté de la rue que je pouvais rejoindre en traversant la cour intérieure, et s’était mis en tête de « construire » une relation d’amitié avec moi (il a peut-être dit « approfondir », mais ça m’embête car il y a une connotation sexuelle qu’il n’y avait pas du tout entre nous). Bref, il voulait qu’on soit amis. Les gens ont de ces idées et parfois il faut bien leur donner un peu raison. J’étais donc allé manger chez lui, et surtout boire, si bien qu’au moment de rentrer, vers minuit disons, il a fallu qu’il me guide pour que je retrouve la porte. Si vous voulez un peu de description, j’étais à quatre pattes dans la rue, ce qui m’arrive rarement, même ivre, riant beaucoup, lui aussi et sa voix essayait de me hâler comme un bateau fou vers la porte, désormais introuvable puisque je ne connaissais pas la rue, plus à droite, non, pas par là, etc. Et, enfin, pour compléter le souvenir qui aura donc sa petite chute, le lendemain était jour de rentrée : je la passerais debout, accoudé à mon bureau, obsédé par l’idée que les petits Sixièmes qui m’étaient dévolus la première heure pussent sentir l’haleine chargée de whisky qui devait s’exhaler de moi. En même temps, dans ma grande naïveté, je misais sur le milieu social, relativement bourgeois, pour compter qu’ils ne reconnussent pas l’odeur. Fin du souvenir.

Celle que j’ai rencontrée a donc fait son apparition dans un décor un peu boiteux. Non pas l’appartement mais ma vie, celui-ci étant au contraire très strict et hideux, comme suggéré plus haut, à cause spécialement d’une sorte de gaine plastifiée qui servait de joint (que dire d’autre ?) entre le sol et le mur, se substituant aux plinthes et créant une impression visqueuse de latex, matière obscène, qui proposait par conséquent cette courbure concave, comme un bubon inversé en lieu et place du bel angle droit qu’on était en droit (justement) de réclamer voir ici ! Non, au lieu de ça, une espèce de copulation d’autant plus dégoûtante que stérilisée entre les deux dimensions de ce que je me croyais obligé de désigner par l’expression « mon appartement » l’imprégnait pour moi d’un irrémissible et permanent dégoût qui fit si bien son œuvre que je n’y tins qu’un an, l’ayant habité peut-être dix nuits et un peu moins d’après-midi, puisque je pouvais encore retourner dans la maison campagnarde quand l’ambiance était vraiment par trop étouffante.

Puisque « mon appartement », alors il était logique qu’il y eût une « rencontre » !

La voilà : on sonne à ma porte (j’ai oublié s’il s’agissait d’une sonnerie d’interphone et j’ai oublié le timbre de cette sonnerie, et, pour tout vous dire, si ça se trouve elle a frappé : je ne crois pas que les grandes rencontres s’immobilisent en nous dans une enfilade de détails précis et inoubliables, je crois même le contraire mais j’ai peut-être tort et c’est tout à fait le genre de questions philosophiques sur lesquelles j’ai vraiment du mal à m’appesantir), on sonne, donc, ou on frappe à ma porte et, soit je vais ouvrir, soit je vais décrocher, toujours est-il qu’en dernier lieu on entre. On entre « chez moi », donc.

Elle est jeune mais elle a quelque chose d’ancestral, si on me passe le cliché, disons même de vieux, ce qui sera plus franc. Un côté suranné, du genre parfum violette ou peau laiteuse sous grain de beauté, qui sent pour moi le savon d’autrefois, quelque parfum qui s’en dégage, ou non, réellement. D’ailleurs je serais bien embêté de le dire autrement : jeune avec quelque chose de vieux, voire tout, et je suis sûr que cela vous a déjà fait cela : une petite taille y aide, des cheveux bouclés, de préférence noirs et courts encore plus, le tout pour réaliser un prodige de vivacité toute électrique et de souplesse, qui semble avoir demandé des millénaires de patiente élaboration et de pratiques spartiates. Je suis désolé, ce genre de choses se voient du premier coup d’œil, sinon il ne sert à rien de l’ouvrir, ni l’œil, ni la porte.

Les deux grands ouverts (elle était devant, je ne pouvais encore fermer la seconde), j’en ai eu tout de suite plein les carreaux car, à l’époque, je portais déjà des lunettes.

Un ressort, vous dis-je ; surtout verbal, bien sûr, elle n’allait pas non plus danser à pieds joints de la table au lit (même si c’était un deux-pièces, on comprend l’image), en renversant les chaises par exemple pour mettre à l’épreuve mes prétentions à la poésie, mais justement, son petit corps que je devinais souple et noueux à la fois, semblait possédé par une énergie dont la maîtrise décuplait encore l’impression.

Là voilà donc qui parle. De livres et je n’invente rien : une représentante (de chez) France Loisirs (le nom est un aveu), car à l’époque ça existait encore (et ça existe peut-être encore aujourd’hui, c’est vous qui me direz puisque, comme j’aurai à l’expliquer plus tard, j’ai dû quitter le pays), voilà ce qu’elle était qui justifiait qu’elle me dérangeât, s’excuse-t-elle, à l’infinitif toutefois.

Moi, je lui laisse faire son entrée, c’est un métier bien assez pénible comme ça, même si elle semble s’en acquitter avec humour et talent, ce qui lui donne du brio, mais, surtout, je suis complètement estomaqué, ou, plus haut plutôt : j’ai tout de suite un gros poids sur la poitrine.

C’est certes ma manière de réagir à pas mal d’imprévus mais bon, non, à une apparition, jamais cela ne m’était arrivé et jamais cela ne m’arriverait plus ensuite. Je la laisse parler donc, avec mon poids qui se répand un peu dans tout le corps, donnant l’espoir, bien connu de moi, de s’affaiblir en se répartissant. Mais ici, rien de tel, une intensification proprement délirante au contraire et donc insupportable du phénomène et tout à coup, plus rien, une grande libération, un soulagement pareil à celui d’une crampe, une grosse crampe, de celles qui durent des quarts d’heure d’agonie jouissive et qui s’arrêtent d’un coup, laissant derrière elle le membre (celui qu’on veut), ou plutôt le tendon, complètement ahuri, éclatant presque de rire (surtout si c’est une plante de pied) d’avoir cru tant souffrir !

Je ne peux pas vraiment décrire la scène de son point de vue mais je vais tenter :

Il semble se tordre intérieurement de douleur, et c’est d’autant plus flagrant qu’il tente de n’en rien laisser paraître, y parvenant d’ailleurs. Je sens qu’il ne m’écoute pas mais qu’il m’entend, ou plutôt, qu’il est tout entier à tâcher de m’écouter malgré la souffrance de ce corps timide, visiblement lié depuis trop longtemps à un esprit peu athlétique. ET que c’est cet effort même qui le fait souffrir dans la crainte que je le pense malpoli, dans la crainte redoutable pour lui que je le soupçonne de ne pas écouter ce que je lui raconte. C’est sans doute un peu prétentieux de ma part mais je crois que je lui plais. Que c’est pour cela qu’il souffre car il avait prévu, comme à son habitude, de débiter les trois phrases que sa politesse surannée, politesse de grand-mère, lui permettrait de dire à travers la timidité pour éconduire au plus vite la fâcheuse ou l’importun. Que nenni, me voici en trombe et le pire c’est qu’il me plaît beaucoup, enfin, je veux dire, le pire c’est qu’il me plaît beaucoup et que DONC je ne peux pas me taire, moi-même étant prise dans une volonté délirante de ne pas me taire, non par peur du silence, mais par celle qu’il se mette à son tour à parler, je ne sais, quelque chose en lui me dit qu’il doit rester le Sphinx mais que c’est à moi de le persécuter…

J’ai fini par prendre la parole bien sûr, mais dans quel état, ou assiette plutôt, et dans quelle direction, je n’ai pas trop envie de l’indiquer par le menu. De notre conversation, que j’aurais tort de présenter comme une symphonie ou un opéra avec ses mouvements, mais qui reste en moi comme un océan rythmique, confus, plein de trous, je ne donnerai qu’un épisode, qui me semble parlant :

— Vous me rappelez (c’est moi qui parle) quelqu’un, enfin je veux dire, non bien sûr, pardon c’est ridicule (bien sûr je ne parlais pas exactement comme ça), une situation (j’ai peut-être dit « une autre visite ») un peu semblable mais totalement différente parce que l’autre jeune fille de France Loisirs (j’imagine que c’était alors à peu près mon degré de cohérence syntaxique) qui, elle, m’a vraiment coupé le souffle, enfin je veux dire, vous voyez quand elle m’a demandé combien de livres je lisais par an, et que j’ai calculé, en finissant par dire n’importe quoi sur la base d’une estimation (oui, non, c’est vrai, je n’ai pas dit « sur la base d’une estimation » mais c’est l’esprit) d’une estimation mathématiquement tenable mais empiriquement absurde (ça pas du tout non plus) je ne sais plus (il faut que je recompte maintenant et, tout comme au début avec la date de la rencontre, je voudrais résister à ce calcul de la mémoire involontaire, ou plutôt de la mémoire forcenée qui brave et terrasse la volonté encore que je parvienne encore à repousser la date, allez je donne le chiffre — un instant : ) 52 ? oui, je crois que je lui ai répondu un chiffre qui voulait dire que j’en lisais un par semaine, mais je crois bien aussi que j’ai eu peur (oui, je dis bien « peur ») de donner ce chiffre exact du nombre de semaines par an, comme s’il allait sonner faux et que dans un cas pareil, quand on vous demande, j’allais dire enfin alors que j’ai évidemment d’abord réagi par l’agacement (mais chez moi il cache la satisfaction de vanité pour des raisons psychologiques qui sont faciles à démêler aussi vous en laisserai-je la tâche), enfin on me demandait combien de livres etc., on ne veut surtout pas sonner faux et j’avais l’occasion de répondre, alors ce qui m’a complètement coupé le souffle (même si on attendrait plutôt « scié les pattes » à cause du complètement) eh bien c’est qu’elle a rit (qu’elle ait ri ?) en disant que j’étais vraiment un malade ! Une vendeuse de livres qui se fout de ma gueule (je peux être grossier d’emblée avec une inconnue quand je sens que par ailleurs j’ai bien installé ma qualité littéraire et que j’ai envie d’installer tout de suite aussi de l’intimité avec elle pour lui plaire, ou de lui plaire pour installer tout de suite de l’intimité). Hein ? C’est incroyable, non ? Elle se payait ma tête et moi je l’ai gentiment poussée à s’en aller en la laissant comprendre par elle-même que lorsqu’on lit vraiment des livres on ne peut pas les acheter chez France Loisirs, vu qu’ils n’en vendent pas… Mon dieu, je suis désolé, j’avais oublié, vous travaillez pour eux (j’avais dit ça un peu comme si elle travaillait pour la mafia, ou Microsoft).

Et elle, la plus classe du monde : je ne vous vendrai rien donc ?

Et moi, lamentable : si votre âme. Ou plutôt moi la mienne (je ne sais pas m’arrêter), enfin… vous voulez un café, un thé ?

On boit du thé, du café, l’une l’un, l’un l’autre et ça dure, à parler, parler, des livres, des auteurs, de ce qu’on écrit, car oui nous écrivons tous les deux, et comme pour mieux épouser tous les clichés qui meublent déjà de leur lustre exotique et de leur patine antique notre rencontre, puisque ça y est, nous nous sommes rencontrés vu que nous parlons tous les deux de ce que nous avons de plus intime, elle est plus traditionnellement amatrice de poésie douce et violente (Baudelaire, Colette pour donner les pôles) et moi je la joue un peu plus tordu que je ne le suis vraiment (je ne vous donnerai pas les exemples, en tout cas pas tout de suite). Bref, ça roule et on rigole et après, oui, on couche ensemble.

C’est horrible à dire mais c’est peut-être à cause des fausses plinthes en latex que ça s’est passé si vite, et non pas qu’on en ait nous-mêmes utilisé (un grand classique) mais, à la différence des autres fois (non, pas si nombreuses, c’est bon), je n’ai pas eu « peur », d’abord de lui refiler quelque chose (de forcément terrible puisque la chaude-pisse semble être une maladie de fresque historique à la Balzac), ce qui est, en toute modestie, la vertu étant comme on sait une ivresse, ma première crainte quand je couche avec une fille sans capote (c’est-à-dire quand je couche avec une fille), ensuite, et c’est la deuxième, de lui faire une enfant (c’est peut-être la première en fait) et, enfin, c’est la troisième je le jure, d’attraper moi-même quelque chose, au surplus de forcément terrible à notre époque de records dans l’horreur physiologique, non je n’ai eu aucune de ces peurs sororales qui fonctionnent en trio comme les tragiques grecs (Eschyle, Sophocle et ?) et, surtout, car c’est là qu’elles ont leur plus grande intensité et c’est donc là qu’elles sont authentiquement elles-mêmes, dans leur essence, sous leur forme anticipatoire qui est en même temps un reflet rétrospectif du développement ultérieur de leur processus, je n’en ai éprouvé aucune au moment de ; rien, pas une once de crainte, et elle non plus, j’en suis sûr. Et si j’essaie de me mettre à sa place, voilà ce que ça donne :

Nous faisons l’amour, là, maintenant, nous faisons l’amour en même temps, dans le présent qui s’éternise et nous faisons l’amour tous les deux de la même manière comme si chacun pilotait le corps de l’autre pour ne laisser aucun espace à l’hésitation qui fait toujours dérailler hors du présent et hors du lit nous faisons l’amour, il me fait l’amour, je lui fais l’amour, il creuse mon sexe, j’étire le sien, on se démultiplie dans le concave, on se décuple dans le convexe…

C’est en tout cas ce que je puis imaginer aujourd’hui qu’elle se fût dit à l’époque, partant de mon propre désir, accompli comme jamais, et de la force de celui qu’elle a continué à exercer sur moi, de sa force mais surtout de sa manière spéciale de l’exercer, un peu comme un envoûtement, dans les deux doubles sens, d’elle à moi et de moi à elle et trouvant dans cette réciprocité proche de l’identité immobile le secret de son mouvement de flux et reflux sans origine ni retour, de sa vibration pure.

Alors bien sûr, nous ne nous sommes jamais revus : on ne peut appeler rendez-vous ces retrouvailles atroces, un mois étant passé pour des raisons pratiques inutiles à rappeler, qui nous ont mis face à face, comme deux santons malheureux dans je ne sais plus quel buffet de gare, si, celui de la ville aux 25.000, alors sans doute plus proche de 22, un dimanche, le comble, alors qu’elle savait devoir ne plus jamais y revenir, pour des raisons que, cette fois, je ne peux vous communiquer. Disons que mon silence tient à la décence, au respect que j’ai pour sa mémoire.

Oui, sa mémoire, vu qu’elle n’est plus qu’un souvenir, assuré que je suis de ne devoir plus jamais la revoir, encore moins la rencontrer en ce monde, et que, comme pas mal d’êtres que je n’ai jamais revus, que je l’aie décidé ou que le hasard s’en soit chargé, elle est peut-être morte. Ou pas : elle est devenue pour moi une transposition à la fois comique et douloureuse dans le réel du chat de Schrödinger, elle qui était si féline (encore un cliché), mais, à la différence de cette bête absurde, bien vivante, tellement vivante, peut-être trop vivante.

C’est comme une grande vague noire. Je suis allongé sur le lit, dans le deux-pièces, la chambre est contiguë à la salle de séjour hermétiquement close en son fondement par les plinthes en caoutchouc. Elle descend sur moi, me recouvre, m’emplit. Je suis un entonnoir qui ouvrirait sur le vide, qui est en-dessous, par un trou enfoui au centre, au cœur, au tréfonds de ce qui me constitue, de ma matière, totalement désormais habitée par la vague, qui remue en même temps qu’elle est immobile. Mes organes ont été déplacés, on les a remplacés, on en a mis d’autres qui sont désormais incapables de vivre, je n’ai d’ailleurs plus jamais eu de crampes, incapable de sentir autre chose que leur terreur profonde, installée en eux à jamais, dont ils sont les hôtes, les ambassadeurs et peut-être encore pire : l’incarnation. Je suis l’incarnation d’une terreur totale, qui ne peut plus sortir d’elle-même, pour qui l’extérieur n’existe plus, qui ne peut se concevoir de limite et qui s’alimente en frayeur de sa toute-puissance d’anéantissement, retournée contre elle-même, contre ce que je suis bien obligée d’appeler encore « moi ».

C’est un après-midi pétri de silence lourd, je suis allongée sur le lit dans la chambre qui jouxte la salle de séjour, que j’appellerai ainsi à défaut de mieux : dans un deux-pièces, on dort dans une chambre et on fait semblant de vivre dans l’autre.

Je pense à mon petit-fils, les rideaux, ou plutôt les « stores » sont tirés. J’entends encore le bruit de plastique de leur déroulement. J’ai laissé leurs lames entrouvertes. J’aime à insister dans la mélancolie, la douceur violente de cette lumière blafarde. Je pense à mon petit-fils, je pense à Sébastien. Il a longtemps habité ma maison, sept ans, un séjour incroyable qui a des résonances bibliques. Mais je ne veux pas en faire trop : un jour qu’il me demandait un chapelet, j’ai voulu m’assurer qu’il ne le faisait pas pour blaguer. Je m’en veux encore, comme aurais-je pu savoir ?

Alors je vous parle maintenant, presque à sa place. Je me souviens être descendue en lui, comme une grande vague noire. Était-ce lui qui m’appelait, je sentais comme un trou d’air et en même temps que j’avais l’impression de m’écouler, mon corps retrouvait progressivement sa solidité, sa verdeur d’antan : « Mémé électrique » comme ils disaient tous, sauf lui, l’image ne lui plaisait pas. Je me souviens avoir retrouvé mes organes en lui, je me souviens qu’il écrivait mais je n’ai jamais retrouvé les caisses.

Il m’a dit qu’il s’excusait, de m’avoir un peu abandonnée (lui disait « beaucoup ») les derniers temps. Enfin il n’a rien dit, c’est moi qui sais. Je sais aussi qu’il avait l’air bien mal à l’aise, et que les vraies raisons, il ne pouvait pas me les donner : la peur de devoir, de s’engager, d’avoir à maintenir une relation trop intime, faite de confessions, de livres (un jour il m’a récité Le Dormeur du val), de souvenirs de guerre, de maris morts, de devoir continuer à éprouver cette même intimité au fond de lui, quand je finissais parfois par ressembler aux autres.

Je me sens comme un Sphinx à vous tenir tout ce discours. Comme si j’avais à vous persécuter. J’en suis désolée car il ne me semble pas que vous le méritiez.

Aussi vous dirai-je, un peu comme une compensation, les lectures qu’il m’a dites utiliser pour se donner pour plus tordu qu’il n’était.

Marie-Françoise

Sébastien Pellé, 13 février 2018

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