Garanti, sur facture
Extrait d’une œuvre future
J’ai rêvé à trop de scènes qui ne peuvent arriver.
Cela a dû d’ailleurs arriver à beaucoup.
On se demande où ces scènes finissent, par la même occasion et la tentation est grande d’y voir un fleuve, qui se termine en égouts, qui s’écoulerait par en dessous, plongerait sous le bitume par un vasistas ouvert, une fenêtre sur caniveau, un plain-pied sur le cours des choses abandonnées, remonterait, un jour peut-être, par une bouche de métro, en fumée rose épaisse, comme du Marshmallow, la tentation est grande de poétiser cette masse étouffante de rouleaux déchus, condamnés pour incapacité à exister, à se projeter dans l’existence, sur l’écran imperméable de l’existence. Regardez comme ils coulent tous mes films ! Comme ils bavent ! De la confiture sur nappe cirée ! du sang sur rideau de douche ! C’est étanche, rien à dire, pas une goutte ne pénètre : le monde est intact ! Trois coups d’archet ! Des fraises, bande de sauvages ! A 7 on saute ! Circulez !
Car, en réalité, on peut mourir asphyxié sous son cinéma, et c’est bien l’embêtant. Cinéma d’un corps féminin, l’unique, en général, diabolisé et saint, pas vraiment d’argent : les billets se laissent finalement assez mal mettre en rouleau, alors que les corps y semblent prédestinés par l’imaginaire. Que de corps enroulés, toujours le même, mon dieu, à mettre au panier avant le moindre contact, une fée, la jongleuse… oh non s’il vous plaît pas la jongleuse ! putain pas la fée ! avant le moindre effleurement « réel », quel gâchis mes enfants ! Toutes ces sensations radicalement inédites et qui n’ont pas même besoin d’aller chercher dans l’acrobatique ou l’incongru ou le bizarre et dangereux, non ! elles brillent de ne pas exister ! Faux aussi ! elles brillent de méga-exister ! produite par MON imaginaire ! Et c’est bien là le hic. Le hic sournois qui au moins pourrait être un hoquet mais non il reste un caillou, un caillou d’absence, un hic et nunc bien fiché dans la godasse du maintenant, un clou rouillé auquel s’accrochent des morceaux d’une chair inéluctablement engloutie, pourrie, moisie, pire encore ! caillot mal digéré, mal bavé, dégluti, Atlas qui chavire à bâbord, Prométhée qui gerbe à droite, un bouchon d’extra-ordinaire surdité, un accident vasculaire jamais filmé par Cronenberg, une pierre d’irréalisable, sans doute bleue, qui est toujours un peu la couleur de ce qui n’est pas possible mais qu’on ne peut s’empêcher de rêver, un bouchon de lapis-lazuli qui bloque le fleuve justement, mais de la pensée celui-là. Comme un cadavre de chien noir qui bouche la rivière au sommet du monticule artificiel improvisé par le paysagiste d’un Japon anachronique et maladif. D’ailleurs, avant les corps, il y a la parole, et même des scènes dialoguées ! Généralement un mot, un aveu complice, une confirmation, une surprise antidatée qui répète l’évidence tant attendue : tout est de ré-a-li-sa-tion ! Tout est cinéma merde bon dieu ! simple à comprendre : pouvoir de la scène jamais jouée, jamais jouable, in-jouable, prescrite par les hautes instances du désir majeur qui est manque atroce de sens en même temps que furieuse usine à en fabriquer et donc proscrite définitivement par le réel qui est pur social et fausse raison, raison socialisée, définitivement bourgeoise : vic-toir-re sur tous les tableaux ! N’en jetez plus, je remballe mes tubes c’est juré on ne m’y prendra plus j’ai la main peinte comme une Lady Macbeth et ce n’est pas de confiture ! Je ne te mettrai plus jamais la main à la palette ! Oh la dernière installation de Duchamp est un spectacle épouvantable ! Tu glisses ton œil par la fente, je n’invente rien, un peu comme un sou, tu paies l’obole mais c’est gratuit car tu vas payer en nature, cash, en liquides échappés de toi, en sudation de dividendes, tu vas en chier ! en un mot : tu vas payer chair ! Oui, elle est de moi ! Ça vaut le coup d’œil, vlan ! coup de rasoir ! en pleine poire ! coup de gant de boxe ! assommé ! sommé de tomber sur son ass ! celui-là aussi est de moi, il n’y a vraiment pas de quoi être fier ! Elle coule la rivière, c’est un ruisseau, la jeune fille est morte, petit bois, à nouveau, comme toujours, qu’on soit Duchamp, Schubert ou Cronenberg…
Bref.
Joyeux Noël diraient d’aucuns.
On peut mourir asphyxié dans son cinéma vivant, son mausolée de rêves disais-je et c’en est même une définition assez exacte : cinéma asphyxie, et qui pourrait donner quelque sens au film de Tarantino qui finit par un écran en flammes au prix d’un incendie dont le cœur est un tas de bobines, pellicules qui crépitent et se caramélisent pour éviter un viol, à la grande et petite échelle de l’histoire (du cinéma sans doute) : définition du sur-moi ? portrait en acte ou en actions, avec ou sans un « s » aux deux, biopic de notre inextinguible incendie intérieur, cette dérive de destruction qui nous clive incessamment dès qu’il s’agit de ne plus dormir, de se lever, de ne pas se rassoir, se recoucher, cet amour de l’anéantissement actif qui couve et gronde et se retient juste avant d’éclater en pourriture infâme, en vesse-de-loup, en vilain pet ?
Ce sont des vélos, des écharpes et des soies bien entendu enturbannant les réverbères, tous de fortune, qui servirent, fatalement, de didascalies aux au revoirs, curieusement indus, nocturnes comme en plein jour, rue de cinéma vraiment, les passants presque au ralenti après qu’on avait fait traîner la promesse de l’adieu et les mensonges de l’aube. Rarement aux doigts de rose (encore un sacré film celui-là ! Homère B. DeMille !) et plus rarement encore aux petits oignons : ne reste que la messe de minuit et ses promesses de soupe…
Donc j’essaie d’arrêter la ou les bobines (peut-être concourent-elles en même temps à ma sainte ruine comme des moissonneuses-batteuses se prenant pour walkyries, qu’en sais-je), j’essaie de les la arrêter mais sans foutre le feu, justement, puisque le théâtre (comme on disait avant de ce qu’on dit dorénavant être interdit) eh bien c’est moi ! voilà ! vous saurez tout et si quelqu’un doit se mettre en flammes, c’est à l’extérieur, c’est en plein air, c’est aérobique comme combustion sinon tu fermentes, tu gonfles, tu exploses, cela sent très mauvais et généralement le soufre, d’ailleurs on souffre généralement pour rien, ou au moins pas grand chose : là le génie de la démultiplication des forces par les rouages, une pichenette vous met en branle tout l’univers, Archimède déplace les paquebots d’un doigt, mais le secret d’Archimède c’est qu’ensuite il s’en fout tandis que vous, vous les suivez du regard, comme un con, comme un gardien de phare si on veut, comme un chien, les bateaux de papier et les châteaux d’Espagne, les comètes de Halley, les cactus capricieux en fleur tous les mille ans ou les prébendes de Allah (que tu aspires ou pas) et ce jusqu’à l’horizon, vous en redemandez, insatiables comme jamais jusqu’au vomi final, bouche d’égouts tutti quanti quand Archimède en archi-mage n’en a que faire de l’horizon : il sait bouder son plaisir, l’animal, il est bien plus malin, il la connaît déjà, la limite finale, c’est un bandeau The End, comme vraiment chacun sait. Mais fait semblant d’oublier. Tout le monde sait ça.
Donc je patiente.
J’y vais mollo.
J’étudie l’affaire.
Par exemple je ne vais pas crier que je ne la reverrai jamais que je ne répondrai rien à ses textos et cætera faisons l’effort de l’épeler en son entier le mot magique de la suite qui abrège toujours tout un peu trop tôt et cætera et cætera sans suspension pitié ! les points par trois sont toujours de lâcheté !
Vu que je les attends. Ses textos.
Elle pourrait dire n’importe quoi ceci dit ou d’ailleurs, d’ailleurs c’est ce qu’elle fait.
Et je mords. Je cavale. J’avale. Je cavale, mon bon, triple galop je me mange les haies, rien n’y fait : je fonce, contre coups et blessures, abandon, non assistance et circonstances très aggravantes, je fonce à la mort et les autres applaudissent, ils battent des mains à tout rompre, on n’en peut mais, c’est comme ça, je fonce à perdre tout mon sang, les marées sont des pansements et j’ai le vent mercurochrome, l’anesthésiant monts-et-merveilles, palmier vermeille à l’arrivée, collier de fleurs, tutti quanti et ferry tales : tout sera du même acabit mon cher Achab ! Garanti, sur facture !
Quelque dramatique soit la manière de raconter.
Le substrat n’est plus là.
Fini le shoot de réel.
Balance ta pipe l’estropié.
Et bienvenus les chers enfers artificiels.
Il est dans le courage, merde, de tout donner pour ça !
On me passera le détail !
24 décembre 2019.


