Internet ou la fin de la rupture ?
On commence à comprendre ce qu’est une rencontre par Internet, une rencontre sur les réseaux. La révolution que fut la possibilité de rencontrer quelqu’un parmi des millions à la surface quasi-entière du globe et de le faire en dialoguant est indiscutable. Si la part de virtuel qui s’immisce dans cette rencontre ne date pas de la toile numérique, elle a pris avec elle une qualité particulière : le virtuel s’est alors recomposé autour, premièrement, du langage écrit, puis de l’image statique et enfin de la voix et de l’image mouvante qu’a fini par nous offrir la webcam. Autrement dit, le virtuel a changé de nature en intégrant la simultanéité et la réciprocité d’un rapport direct : celui du dialogue. C’est donc un virtuel qui n’a de virtualité que la distance et, par conséquent, la privation du toucher, de l’odorat et, accessoirement, du goût. Le chevalier qui rêvait sa Dame assignée à résidence sombrait sans doute dans un fantasme plus délirant. La voix, l’odeur, le grain de peau de l’être aimé et jusqu’à certainement son visage, sans parler des lignes de son corps, avaient sans doute tôt fait, sinon d’être complètement recomposés au gré de l’imagination, optimiste ou inquiète d’ailleurs, au moins de passer plus de temps sans réactualisation par l’expérience réelle sur le plan de la mémoire et donc du symbolique. Celles et ceux qui ont vécu une relation à distance (au moins 300 kilomètres) savent bien de quoi il retourne sur cette question. Le cas particulier du téléphone a lui-même été copieusement étudié et peut-être même Proust avait-il, comme c’est son habitude, à peu près tout dit sur le sujet : en gros, la voix construit un autre être qui prend au passage la profondeur fantomatique de la distance et préfigure la mort, la disparition définitive[1]. Celle-ci était rendue paradoxalement palpable par le truchement des « Demoiselles du téléphone », dont les interventions sur le chemin de la conversation attendue rendaient manifeste, comme une mise en abyme au théâtre, la combinaison des paramètres techniques qui la rendraient à leur tour possible. Théâtre de la conversation immédiate mais distanciée qui enrichit considérablement notre conception du rapport à l’autre, à l’autre aimé. On pourrait d’ailleurs imaginer une pièce où les « Demoiselles du téléphone » interviendraient à différents degrés ; elle s’adresseraient bien sûr à vous et répondraient dans un dialogue préliminaire à votre demande mais pourraient ensuite parler entre elles, dans les interstices de la démarche, dans le temps d’obtenir votre destinataire, ou carrément pendant la conversation, dans un fond où on se demanderait si elles aussi nous entendent, si elles savent que nous les entendons, s’il s’agissait d’une maladresse ou d’un jeu fait exprès pour nous rappeler à l’illusoire de notre mise en présence avec l’autre, tout à l’heure, quand l’une a toussé et l’autre a ri. Toujours est-il que la virtualité de cette mise en présence jamais complète et dont l’objet devient plus désirable ne date pas d’aujourd’hui, ni d’hier. Avec la technologie numérique, cette virtualité s’est en quelque sorte antéposée : elle concerne désormais le moment de la rencontre en son cœur puisque, d’une part, elle établit son champ de probabilité en concentrant sur un temps particulier la « chance » d’une rencontre et, d’autre part, elle englobe le moment de l’attente lui-même, celui de la préparation, de la prédisposition, pourrait-on dire, à rencontrer quelqu’un : tout ce rituel de connexion, qui succède elle-même à l’installation devant l’écran, après la décision de se consacrer à la recherche de quelqu’un, à se mettre dans la peau, justement, d’une exploratrice ou d’un explorateur qui s’attend à être à son tour et en même temps « rencontré(e) ». L’incarnation est donc tout entière concentrée sur cette mise à disponibilité et simultanément en état d’alerte : tout le reste pourrait être considéré comme virtuel, au moins comme moins « réel », car perçu partiellement, par des biais, des temps d’attente, un cadrage de l’espace, une mise en scène réciproque, etc. Se rencontre-t-on et comment restent des questions majeures. Il n’est pas dit d’ailleurs que les « nouvelles technologies » aient rendu l’affaire plus corsée ou même, comme on l’entend souvent, qu’elles aient « dénaturé » les rapports humains en matière de rencontre et de séduction. Les caricatures cèdent en même temps que la peur de l’inconnu à mesure qu’on se rend compte qu’on ne réinvente pas tous les matins la roue. Chercher à rencontrer quelqu’un, même de manière aussi « programmatique », ce n’est pas, par exemple, forcément rechercher quelqu’un qui correspond à un certain nombre de critères et qui partage avec vous un certain nombre de goûts. Et quand bien même ce le serait, dans quelle mesure cela ne l’est-il pas dans le cas des recherches de rencontres dites « réelles » ? Du point de vue de l’identité ou de l’altérité, la « boîte de nuit » des années 80 n’est pas moins virtuelle que le réseau des années 2020. Et cette part de virtualité, cette part du fantasme dans son affrontement avec la réalité, avec sa confirmation ou son déni, est sans doute le sel de cette expérience qui occupe l’essentiel de notre vie, quand bien même on serait en couple et fidèle depuis 50 ans, puisque tout rapport à autrui est finalement une rencontre perpétuellement renouvelée. Rien de nouveau sous le soleil depuis qu’il est possible de rencontrer l’âme sœur à Pékin depuis Limoges ? Pas exactement non plus, mais peut-être y a-t-il plus encore à découvrir du côté de la fin de cette rencontre, du côté de la rupture.

Qu’elle succède à une rencontre sur les réseaux ou non n’importe pas. Qu’elle soit promulguée par le biais de ses réseaux ou de vive voix et en présence pose des questions annexes sur ce que devient la rupture à l’heure du numérique. Tout à l’heure, notre chevalier rêvait donc à une femme qu’il avait plus ou moins recomposée au fil du temps. Cette virtualité, ce tableau vivant dans son esprit tirait son fondement, sa capacité à faire avancer le chevalier et à le faire avancer justement vers nulle part, puisque seul compte le retour, de la promesse, douteuse par définition, de retrouvailles et, donc, d’une confrontation du souvenir à la réalité d’un corps qui aurait d’ici-là vécu de son côté le même temps que celui du chevalier. Les récits du Moyen Âge ne se posent pas directement la question de cette confrontation même si, quand même, la maladie, le chagrin peuvent avoir tiré les traits, mis des fils blancs dans la chevelure ; mais c’est plutôt du côté du surnaturel qu’il faut chercher les variations que de celui d’un temps ordinaire : une fausse Iseult, blonde, brune, aux mains blanches[2], à moins qu’il ne s’agisse de la vraie quand la rencontre initiale aurait alors présenté la fausse, bref, on est du côté de la quête et de la psychologie de la quête : suis-je la victime d’une erreur ? qui j’ai rencontré existe-t-il encore ? existe-t-il vraiment ? etc. Ulysse rentre avec l’apparence d’un vieillard qui lui permet de passer au second degré le déguisement du mendiant mais Athéna lui rend sa jeunesse pour que les retrouvailles avec Pénélope aient lieu « vraiment ». Dans le cas de la rupture, une impossibilité définitive de retrouvailles nous ramène à l’expérience amoureuse dans un de ces aspects fondamentaux : l’amour ne cesse pas avec la rupture, loin de là. Il faut d’ailleurs distinguer celle-ci de la séparation, temporaire, qui peut être comblée par le virtuel justement, la rupture est conçue comme définitive, sinon ce n’est pas une rupture. Dans rompre, il y a un irréversible. On ne recolle pas les morceaux à l’identique. Autrement dit, on ne recolle pas les morceaux : ce qui se joue dans la rupture de fondamental, c’est la compréhension de la fin qui, comme celle du tout, de l’infini, etc. est une compréhension qui relève, et uniquement, du métaphysique : je ne peux faire l’expérience physique de la fin que dans une succession de moments de manque, de douleur, de folie délirante mais je ne peux comprendre la rupture que dans une spéculation métaphysique qui parie sur l’existence du temps. Or, depuis qu’existe de manière suffisamment convaincante la possibilité de retrouver tout le monde ou n’importe qui « sur la toile », cette expérience est remise en cause et, j’oserais dire, mise en péril. Pour qu’on puisse la retrouver, retrouver cette perte perdue, il faudrait qu’on nous retire la possibilité, et qu’on nous la retire totalement, définitivement, de rétablir un contact, même unilatéral, avec la personne que l’on doit perdre. Pourtant, quoi que je fasse, et même si je ne le fais jamais, je sais qu’à chaque instant je peux taper un nom dans la barre de recherche, me retrouver sur un « profil », feuilleter avec angoisse des photos qui m’offrent une image de ce qu’est devenu l’autre. Cette image, pour le coup, est éminemment virtuelle et donc nocive et mensongère : plus rien ne la confirme ni ne l’infirme, elle se superpose aux images créées par l’anxiété, la jalousie, les images créées par la difficulté de perdre justement et, en se superposant à ces images « naturelles », qu’il faut bien construire pour s’y mesurer et finir par devenir capable de perdre, elles les anesthésient, elles en réduisent le travail de bâtissage dans la perte elle-même. Cette dernière n’est rien autre qu’une nouvelle rencontre. La rencontre d’une absence, c’est la rencontre d’une présence nouvelle : c’est en tout cas l’enjeu de la perte, l’enjeu de la rupture, la présence doit jaillir de l’absence. Et non pas dans le sens d’une nouvelle rencontre, dans la rencontre de « quelqu’un d’autre », qui se situe sur un tout autre plan et rejoint la psychologie de la quête dont on parlait plus haut, mais dans le sens d’une épreuve de la solidité du monde en face de son vacillement. La rupture présente le défi d’une mise à l’épreuve de nos forces en face de la versatilité du monde qui, à chaque instant, peut basculer dans le néant. Or, nous devons être capables, pour vivre, de nous remettre de ce vacillement. Sinon, il faut, justement, rester enfermés dans le virtuel qui, lui, ne coûte rien, ne prend rien, n’arrache rien, laisse la livre de chair bien tranquille assise sur sa chaise de bureau. Si, à chaque instant, je peux retrouver la trace de la personne perdue, alors je ne ferai jamais l’expérience de sa perte. L’expérience de ma perte à travers l’oubli d’un moi que je ne suis plus autorisé à être : le danger vient de cette autorisation illégitime à rentrer dans l’intimité, comme par effraction, de la personne qui n’en est plus une et ne nous livre, bon gré mal gré, que cet ersatz mortel d’intimité. Je passe sur la construction délirante et masochiste qui correspond à la deuxième cristallisation analysée par Stendhal (après avoir doté la personne aimée de toutes les qualités, j’imagine que celles-ci profitent à d’autres) pour conclure sur ce qui me semble essentiel : soit nous acceptons (et pourquoi pas) que la rupture n’ait plus jamais lieu, que rien n’ait plus jamais de fin ; soit nous relevons le défi titanesque de nous interdire l’accès à l’autre jusqu’à notre propre mort. Non pas la sienne puisque nous n’en prendrons connaissance que fortuitement, si, par malheur dans le cadre de l’expérience métaphysique qui nous intéresse ici, nous ne sommes pas parvenus à couper tous les ponts. La première option nous amène à ne plus considérer l’amour comme une expérience de la finitude absolue des choses. La seconde commence maintenant et nous propose peut-être une nouvelle quête digne de ce nom : un engagement qui prendrait son sens définitif au moment de son énoniciation, une parole rétablie dans l’absolu : je ne chercherai jamais plus à le revoir. Mais dans tous les cas, l’e-Rupture, la rupture virtuelle, ça n’existe pas.
[1] Proust, « Le côté de Guermantes », A la recherche du temps perdu, 1920 :
https://www.ralentirtravaux.com/lettres/textes/demoiselles-telephones.php
[2] https://www.etudier.com/fiches-de-lecture/tristan-et-iseult/iseult-aux-blanches-mains/
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.