L’élégance, la précision, la sobriété, l’humour : je ne suis pas mécontent d’avoir les mêms goûts qu’Etienne Klein, tiens

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Étienne Klein : les Rolling Stones défient le temps

Étienne Klein publié le 23 octobre 2023 3 min

Alors que vient de sortir Hackney Diamonds, un nouvel album pétillant d’énergie, les Rolling Stones – Mick Jagger, 80 ans, Keith Richards, 79 ans, et Ron Wood, 76 ans – font la démonstration que notre perception du temps pourrait nous faire croire que ce dernier serait réversible, selon une perspective assez proche de la théorie de la relativité avancée par Einstein. C’est la lecture tout aussi pétillante que propose ici le philosophe des sciences Étienne Klein, grand fan des « pierres qui roulent ».

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Hackney Diamonds, le dernier album des Rolling Stones, est sorti le 20 octobre. Dès les premières notes de chacun des morceaux, on reconnaît qu’il est d’eux. Et sans conteste possible, il apparaît d’emblée comme un concentré d’énergie râpeuse – et non rappeuse –, faisant entendre l’équivalent auditif d’un E = mc² musical. Pourtant, l’âge moyen des Stones, tout proche de 80 ans, est plus élevé que celui des juges de la Cour suprême des États-Unis…

En élaborant sa théorie de la relativité, Albert Einstein avait révolutionné l’idée que les physiciens se faisaient du temps. Les Stones prolongent à leur manière ses travaux en bouleversant, non le temps même, mais notre rapport à lui : eux qui, dans les années 1960, avaient déjà inventé une nouvelle façon d’être jeune incarnent aujourd’hui une nouvelle façon d’être vieux. Ainsi apparaissent-ils comme la preuve incarnée que le cours du temps vécu peut se montrer en partie réversible : au gré des situations, il s’écoule dans un sens puis dans un autre, ce qui donne empiriquement raison à Marcel Proust écrivant, dans Albertine disparue (1925) :

« Car l’homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup d’années plus jeune, et qui entouré des parois du temps où il a vécu, y flotte, mais comme dans un bassin dont le niveau changerait constamment et le mettrait à la portée tantôt d’une époque, tantôt d’une autre. »

On connaît le problème du bateau de Thésée, ce navire perpétuellement réparé dont les sophistes d’Athènes se demandaient, à mesure que les pièces en étaient remplacées, s’il s’agissait encore du même bateau. Les Stones ont résolu l’affaire à leur manière : chaque fois qu’un de leurs membres meurt (Brian Jones, Charlie Watts) ou les quitte (Mick Taylor, Bill Wyman), il est remplacé par un musicien dont l’arrivée n’empêche pas les Stones de demeurer les Stones, comme s’ils incarnaient une forme suprême d’« invariance adiabatique » comme dirait un physicien, c’est-à-dire ne changent quasiment pas, alors même que tout n’a cessé d’évoluer depuis leur formation. Leur identité et leur halo symbolique résistent à tout, y compris aux altérations manifestes de leur apparence physique – tel un régiment qui garde le même nom au fil des décennies, alors que ceux des soldats qui le constituent ne cessent de changer. Il est vrai que deux de leurs fondateurs, Mick Jagger et Keith Richards, sont toujours là, avec une vitalité si débordante qu’on est porté à croire que la médecine ne fera guère de progrès tant qu’ils n’auront pas été autopsiés.

Le temps qui passe en général nous inquièteparce qu’on lui fait souvent porter le chapeau du tragique de l’existence en l’associant à la mort. C’est injuste, car ce n’est pas le passage du temps qui nous fait trépasser, mais ce qui se passe au cours du temps, dont il n’est pas responsable. Alors, nous inspirant de l’exemple que donnent les Stones, pourquoi ne pas inverser le raisonnement en disant que c’est justement la perspective de la fin qui, par effet boomerang, vient dynamiser la vie telle qu’elle se donne au présent ? Il n’y a qu’à voir le plaisir qu’ont les Stones à jouer ensemble : il demeure intact, et même augmenté.