Les deux tragiques

« On ne ressent pas la même chose, elle est triste mais elle ne prend pas ça au tragique. », voilà ce que le discours de mon esprit a fini par conclure. Pour achopper un instant sur quelque chose de stable, s’arrimer, même sur un écueil, plutôt que de subir sans fin l’épouvantable dérive du regret, de la nostalgie, du manque, épouvantable mal de mer qui puise dans le sentiment d’irréparable, de non-retour. La nostalgie : maladie de la terre natale manquante, comme l’explique Kundera.

Le tragique ne peut sans doute pour elle être lié qu’à son enfant, et, par extension, à son père, au père de son enfant, qu’elle nomme souvent comme ça d’ailleurs. Se réveiller la nuit en se disant qu’on a perdu quelqu’un, je peux le vivre pour elle, elle ne le peut pas pour moi, ce n’est pas sérieux. J’imagine d’ailleurs que, du coup, c’est la vraie dimension du tragique et que ma panique à moi est d’un genre mineur. Pourtant elle est déjà bien effrayante. Je me suis donc effectivement jeté dans la gueule du loup, c’est vrai, c’est la parfaite expression : entre une mère et son enfant. Pas du tout parce que j’aurais voulu le moins du monde les séparer mais parce que j’ai donné à cette femme une importance qu’elle ne peut donner qu’à son enfant et par extension au père de celle-ci, même si c’est sans doute un mouvement réciproque et que c’est l’importance du père qui rejaillit aussi dans celle de l’enfant : l’importance de l’être qui compte le plus pour nous, temporairement pour moi, éternellement pour elle, dévorée de l’importance de son enfant et sans doute encore de l’importance de son père. La gueule du loup, aux mâchoires puissantes. Je crois que c’est en train de me faire comprendre, par procuration, c’est le cas de le dire, ce que c’est que d’avoir un enfant. La représentation, pour de vrai, de la maternité, contre celle, pour de faux, du sentiment amoureux. Quelle horreur. Cela me fait réaliser ce que c’est que d’avoir un enfant, c’est-à-dire, forcément, parallèlement, ou en retour, ce que c’est que de ne pas en avoir. La tyrannie de l’amour, c’est pour ceux qui sont parents une puissance du lien filial, tandis que pour l’amoureux, c’est une tyrannie presque choisie, qui ressort d’une élection, car même si on ne s’aperçoit pas forcément qu’on est tombé amoureux, on a tout de même le choix d’essayer de ne plus l’être. Ce qu’on ne peut oublier ou décider d’oublier, c’est le sentiment de perte immense, la certitude que quelqu’un est perdu, et la perception nette de cette fin dans un temps qui n’en a pas. Hors cas extrême, l’amour filial n’a pas à être remis en cause, et il est à la fois plus arbitraire et par conséquent plus puissant dans sa tyrannie que l’autre. Cela donnerait presque envie d’avoir un gosse pour ne plus penser à elle. Pour s’en remettre à un tragique avec lequel il n’est pas possible de jouer. Qui s’impose brutalement pendant que l’autre n’a cette force qu’au réveil, par prises de conscience qui vous prennent par surprise, et qu’on peut ensuite dorloter grâce aux ruses de la raison.

Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas mais ça ne l’empêche pas de les mater. Justement parce qu’elle joue en dehors de son domaine. Mais c’est une bien triste victoire et qui se paie cher.

illustration : William Blake: Cain Fleeing from the Wrath of God (drawing, c.1805) (Harvard Art Museums/Fogg Museum; Wikipedia).

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