La part de rêve qui intoxique les vies et qui se déploie avec les années, il y a un âge où cela devient difficilement supportable. Il faut se détacher, dégonfler les attentes, accepter de ne pas être à la hauteur. Tout le monde sait cela au bout d’un certain temps. Certains plus tôt que d’autres, généralement ceux qui ont eu les vies les plus dures, ou qui n’ont tout simplement pas vraiment eu le temps de former le moindre rêve.
Nous sommes peu à essayer d’imaginer cette vie des autres qui ne l’ont jamais rêvée. Nous sommes d’ailleurs peu à en être capables. Est-ce même possible ? À certains moments peut-être, très furtivement. À la faveur d’un rapide aperçu sur l’insaisissable.
Dans le rue, si on peut dire «rue» pour un sentier de terre, ce qu’on appelle ici une piste, en tout cas les Occidentaux, les gens vaquent à leurs occupations. Ils n’ont pas spécialement l’air malheureux, ils ont même l’air de s’en faire beaucoup moins que moi, mais il est sûr qu’ils n’ont jamais attendu quelque chose d’impossible, comme c’est la mode en Europe et partout dans le monde quand on mange à sa faim et qu’on peut se payer de la technologie. Rêve de rêve de rêve qui tourne au cauchemar. Ici, rien de tel.
Je marche dans la rue, dans le sable ou la terre, je tourne à un rond-point ravagé par la circulation des véhicules rafistolés et des taxis qui ne lui laissent aucun répit, par l’absence d’entretien et par la pluie. Je tourne à droite, je longe la route, cette fois goudronnée, bordée de caniveaux ouverts largement sur des fosses dans lesquelles je ne souhaite à personne de tomber et je passe le supermarché «Marché Gourmand» qui nous sert de point de ravitaillement dans le quartier. Je pense à ma famille, aux gens que j’ai connus, à ceux avec qui je communique encore, et aussi aux autres.
J’avance le long maintenant d’une route encore plus large. Je sais où elle mène, je l’ai déjà empruntée en taxi, jusqu’à une «laverie» où j’ai finalement renoncé à déposer mon linge. Un rapide calcul m’avait permis de comprendre que l’opération, à la longue, ne serait pas rentable en comparaison de l’achat, plus franc, plus engagé, d’une machine. J’ai acheté la machine depuis, elle est demeurée à ce jour pratiquement mon seul investissement dans le confort.
Toutes les quelques secondes, pratiquement en permanence, un klaxon. Quelques coups brefs, répétés, frappés par les chauffeurs de taxis qui vous indiquent qu’ils sont libres et vous somment en passant de les arrêter. On finit par se dire que ce n’est pas forcément pour soi, même si on est le seul Blanc à marcher dans la rue. D’autres personnes, nombreuses en fait, autour de vous prennent régulièrement le taxi, en ont les moyens. On se dépouille des exagérations d’une vision encore novice de la pauvreté africaine.
Après avoir retiré un peu d’argent pour les courses au distributeur de la LCB, banque au logo vert qui est la plus proche dans mon quartier, je reviens sur mes pas et je tourne à gauche au deuxième rond-point, sur l’avenue qui descend jusqu’à l’océan. C’est un peu long mais ça se fait bien quand même, c’est en pente et il y a du divertissement. Plein de petites boutiques qui vendent des produits ménagers ou des légumes, des épices, des barbecues qui fument à divers endroits où cuisent du poulet, du poisson, un portique où s’accrochent des dizaines de jeans ou un étendoir qui étale en hauteur peut-être une centaine de chemises dans des tons plutôt clairs, d’occasion mais pas vraiment usées et d’une propreté indiscutable même à distance. L’océan se rapproche, on aperçoit le début de la plage, encombrée de gravats, de certains déchets, sans plus, derrière les taxis qui font demi-tour. On passe une sorte de petite frontière, comme un péage, où des hommes d’âges divers sont assis, parlent, téléphonent, trafiquent plus ou moins. Mais on ne paie pas, c’est gratuit et, après les premières tentatives de racolage pour vous inviter à telle ou telle terrasse sur la plage, on vous laisse tranquille, on ne vous demande plus rien.
Il ne reste plus qu’à s’avancer. Le spectacle des vagues est étonnant, d’une sauvagerie approfondie par un horizon qui, au-delà des quelques bateaux pétroliers ayant jeté l’ancre à peut-être un kilomètre du rivage, n’ouvre sur rien. Les tonalités sont grises, électriques, les vagues peuvent être assez fortes mais ce n’est pas vraiment la raison pour laquelle on ne conçoit pas de se baigner. Ce qui retient d’aller dans l’eau, c’est plutôt le sentiment que cette mer ne mène nulle part, que cette plage n’a aucun vis-à-vis qu’on puisse pressentir, qu’elle est vide de tout histoire à portée humaine.
Des enfants jouent, rejoignent leurs parents, ils se baignent de temps en temps tout au bord du rivage, personne ne nage. Un groupe de Chinois discute à quelques mètres entre moi et l’océan. J’imagine des hommes d’affaires, une famille. Un Africain derrière moi a eu l’air intrigué, sans plus. Je me suis déplacé et puis j’ai finalement fait demi-tour pour remonter l’avenue. Même spectacle de boutiques en enfilade, cette fois sous une luminosité atténuée mais sans variation thermique réellement perceptible. La nuit s’installe, paisiblement somme toute. Toujours quelques coups de klaxon, plus espacés peut-être, je remonte un peu fatigué, vaguement inquiet mais sans laisser cette inquiétude se creuser trop. Je marche en évitant les fosses, en enjambant un accroc plus sérieux de la voirie, un coulée d’eau inattendue. J’essaie de maintenir un certain rythme de progression, d’esquiver les accidents ou de me pencher sous les branches qui dépassent des villas avec une certaine souplesse, un certain sens du rebond. Je sens que mon équilibre tient à cet état de spontanéité minimale, à ce seuil d’alerte qui m’empêche de tomber dans des gouffres peut-être plus dangereux que l’impression d’être totalement surnuméraire dans un paysage qui ne me doit strictement rien.



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