rapid adj 1 moving, acting or happening quickly; fast. 2 photog requiring short exposure. noun (usually rapids) a part of a river where the water flows quickly, usually over dangerous, sharply descending rocks. rapidity or rapidness noun. rapidly adverb.
ETYMOLOGY: 17c: from Latin rapidus, from rapere to seize. (Chambers Dictionary)
On entend souvent que le cinéma de Lynch est hypnotique. À ce terme d’hypnose, j’ai envie de préférer, histoire de nuancer, celui d’imbibition. L’hypnose m’évoque une paroi transparente, avec un dehors et un dedans, un avant et un après, un en-deçà et un au-delà, une escalade glissante et ardue où le corps du grimpeur s’affronte à la falaise. L’expérience, que j’ai renouvelée, de regarder l’ensemble des épisodes de la saison 3 de Twin Peaks, m’inspire plutôt un phénomène d’impression, d’infiltration, qui suppose une porosité entre le spectateur et les images. Le choix du sous-titre « The Return » pour un troisième volet, qui signifie explicitement un retour, après 25 ans, à la fois dans le monde réel des spectateurs et des acteurs, et dans celui des personnages, déclive également ce refus de l’altérité, de la binarité, de la dichotomie, une binarité qui demande de choisir : un troisième volet qui est un retour, un triptyque qui se referme sur lui-même sans s’emboîter et en imbibant le spectateur. Je ne citerai que la danse d’Audrey Horne, qui surgit de limbes troubles, entre un mariage grotesque avec un directeur/banquier digne de chez Fritz Lang et un purgatoire psychiatrique. On retrouve bien sûr l’habileté de Lynch à replier le temps en décalant les bords pour que la couture ou la suture ne prenne pas. Mais en n’étant jamais clairement confronté à une opposition claire de l’avant et l’après, du passé et du présent, du présent et du futur et donc, plus étrangement, du passé et du futur (l’image de la bombe qui s’entremêle avec des clochards goudronnés sortis de chez Brecht ou d’un Beckett sous épouvante, et qui font écho à l’installation à la fois bric-et-broc et futuriste de la cage de verre, où se manifeste la puissance démoniaque de « Judy », une entité primitive, chthonienne, atomique et surnaturelle du mal, qui va décapiter un couple en plein ébat), on ressent surtout l’immense puissance avec laquelle Lynch, en refusant toute binarité, fait s’écouler le temps et creuse son effroyable terme en nous. Lynch est cité par Carrère comme le seul à avoir défendu l’idée d’introduire la méditation à l’école (dans son roman Yoga). J’aime ce rapprochement et j’y pense à chaque fois que je tente de méditer (alors qu’on n’est pas censé penser mais Carrère dit que c’est déjà pas mal d’essayer). J’ai vu Lost Highway et Mullholland Drive chacun presque une vingtaine de fois au cinéma lors de leur sortie, je crois bien connaître l’effet absorbant des films de Lynch ; le bus passait devant le cinéma, et hop ! je sautais du bus et j’allais voir le film. J’ai vu The Return trois fois : la première en « direct » en suivant les épisodes pas à pas. J’étais alors, du fait de la segmentation propre à la diffusion hebdomadaire, sans doute fasciné et sous le régime de l’hypnose. Les deux autres fois, j’ai revu la saison en deux ou trois séances. Chaque fois j’ai fini muet, rempli par la beauté et la tristesse, en larmes après le dernier épisode. C’est sans doute là qu’il y a eu ce que j’appelle l’imbibition, qui s’oppose à l’hypnose parce qu’elle permet la méditation à travers l’absorption. À la limite (ma culture cinéma est au mieux éclectique), peut-être le cinéma de Kubrick est-il plus un cinéma d’hypnose et de sidération. Il me semble qu’il y a moins de porosité dans Eyes Wide Shut, film un peu lynchéen, et aucune dans les gracieux mais glaciaux The Shining ou Clockwork Orange : on reste devant le miroir, terrassé ; si on entre, c’est pour se retrouver clairement de l’autre côté, pétrifié, paralysé, glacé, le cœur battant à peine. D’ailleurs Kubrick adorait Eraserhead, qu’il projetait chez lui comme le plus grand film de tous les temps (ou qu’il aurait voulu faire lui-même, je ne sais plus) : comme si lui-même était incapable de ce flottement, pourtant terriblement encadré par la netteté des décors et des séquences, de cette bavure, de cette saleté que résorbent les références nettes au cinéma d’auteur ou de genre, les clichés imposés avec la violence des couleurs outrancières, ces fausses hésitations ou approximations qui rendent, entre autres déclivités vers le non-cinéma, les films de Lynch poreux, ouatés et généreux. Ce que Tarantino ne fait pas car ces clins d’œil demeurent pour eux-mêmes, sans porosité (c’est mon avis). Il faut dire que j’avais rehaussé le second visionnage de l’ultime Twin Peaks d’un visionnage d’Inland Empire, que je n’avais jamais eu le courage de regarder et qui me semble être son chef-d’œuvre. Avec The Return, on l’aura compris. Je pense à Lynch tous les jours, cela va avec ma tentative de méditation, et mon besoin d’être absorbé, en communication avec des puissances surnaturelles. Lynch est le seul réalisateur que je connaissance qui a permis à une actrice, Cathrin E. Coulson, la mythique « Log Lady » (« Dame à la bûche » comme on l’appelait dans la version française des VHS dont j’avais acheté l’intégrale à 18 ans pour voir d’un coup les deux premières saisons) de faire ses adieux au monde avant de mourir, dans une œuvre de cinéma. En gros plan. Dans un coup de fil (un coup de film ?) à son ami policier, un « native » américain, annonçant de sombres perspectives sur le monde, face caméra. Je frissonne en l’écrivant. Si on reste hermétique à ça, je ne sais pas quoi dire. Pour moi, c’est l’argument massue, l’argument bûche. Lynch laisse entrer ce qui lui arrive, ce qui arrive à son équipe, l’impondérable qui acquiert une valeur de destin, dans ses œuvres à part égale avec ce qui est arrivée à l’Amérique et ce qui arrive au monde. C’est fort, c’est risqué. Quant à la mort de Lynch, elle est pour moi un indépassable. Car il ne l’a pas filmée : elle flotte dans les limbes du non-sens et son trou reste béant, méditatif, absorbant. Ultime imbibition qu’il n’aura pas fait entrer dans son œuvre mais qui, du coup, continue peut-être d’agir dans la nôtre.
Photo by Geoffrey Whiteway from Freerange Stock (modifiée)



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