De Nice au Bataclan — Tentative pour ressaisir le drame (Deuxième partie : « La politique des symboles »)

DE NICE AU BATACLAN : Tentative pour ressaisir le drame.

Deuxième partie

« La politique des symboles »

Ainsi, peut-être la seule certitude qui semble émerger de cet imbroglio d’images est qu’il est possible d’en tirer parti, intentionnellement ou non, contre l’émergence d’une vérité cohérente : il possède en lui-même cette capacité d’effacement et de travestissement du réel.  Cet emploi n’a pas à être considéré comme délibéré, pas plus que notre complicité dans la mise en scène dramatique des événements : l’image, médiatique ou politique, répond à l’image déjà présente chez le spectateur ; celle-ci, simultanément, attend sa réalisation, au sens premier, voire primitif, d’une actualisation cinématographique ; c’est-à-dire sa mise en forme sensible, qui a valeur de confirmation. Cette deuxième partie se propose donc d’éclairer les mécanismes d’une construction qui s’alimente de ses propres faiblesses et ne repose finalement que sur elle-même, obscurcissant à la fois le paysage du sensible et celui de sa représentation sous un déluge d’images qui ne renvoient qu’aux anciennes, pour ne plus laisser aucune place, ou, pour mieux le dire, aucune chance à la « réalité ».

Une esthétisation « trash »

L’économie médiatique, son langage, son recours à la répétition, sa logique toute entière remise à la fréquence des séquences audiovisuelles, nous ont préparés, en réponse à divers besoins de la sensibilité contemporaine, à recevoir les « reportages » sur un mode heuristique : c’est-à-dire non pas en les analysant, si possible à la lumière de nos savoirs, mais en les inférant spontanément à d’autres « séquences » de notre imaginaire, lui-même en grande partie constitué par des flux d’images, journalistiques ou cinématographiques. La frontière tend d’ailleurs, dans de nombreuses circonstances de visionnage, à s’estomper. C’est ce que montrent, de manière légitime d’abord, les recherches de l’art cinématographique vers le documentaire, à travers par exemple l’invention du nouveau genre du « documentaire fiction », ou, ensuite, de manière illégitime cette fois, les tentatives des chaînes d’information pour « esthétiser » le compte-rendu audio-visuel de ce qu’elles prétendent pourtant appréhender comme des situations.

Cette esthétisation n’est pas travaillée sur le même mode que la publicité, qui vise l’élégance, mais en assumant l’incomplétude, le flou, la saturation auditive, tous les parasites qui concourent à donner aux images le caractère de véracité d’un document d’archive pour ainsi dire instantané et ce jusqu’à incorporer dans les « sujets d’actualité » des vidéos d’amateurs, présents sur les lieux et donc témoins de l’horreur. Plus l’image est « sale » plus elle correspond au sujet. On oublie seulement que dans ce cas le verbe « correspondre » est à prendre au sens de Baudelaire : une « correspondance » sensorielle et idéale, dont le symbole résout l’altérité. Saleté formelle et saleté morale se complètent pour former une représentation totale de la saleté absolue.

Dans le cas du reportage télévisuel, l’adéquation entre les attentes créées par un climat d’angoisse et des images chaotiques, parcellaires, produit donc une explosion symbolique en quelque sorte au « premier degré » : les deux moitiés du symbole se « recollent », non pour ouvrir la compréhension à la mémoire collective d’une culture qui plongerait dans le passé commun de notre civilisation, entendue au sens large d’un héritage à la fois gréco-latin, judaïque et musulman, un héritage qu’on pourrait baptiser « méditerranéen », mais au contraire en la refermant sur un présent paralysé, qui vibre sur lui-même, agité par l’image cathodique mondialisée. Il n’y aura bientôt d’ailleurs plus aucune différence entre l’esthétique de BFMTV ou d’iTélé et l’ambiance d’apocalypse technologique et militaire des flashes de la télévision américaine. Leur kitsch ridicule, leur vulgarité absolue, encore surprenants pour un spectateur des années 90, échappent complètement à la conscience de masse contemporaine qui semble ne plus être en mesure de percevoir la parodie, car cette perception implique de mesurer qualitativement l’écart entre un original et une copie. De là que la parodie tend à se confondre avec le modèle qu’elle caricature : on rit de la propagande russe des années du soviétisme et de la Guerre Froide, mais pas de la singerie pyrotechnique des irruptions criardes de CNN ou Fox News… Ou du moins, si on perçoit encore « l’anomalie » ou l’anormalité maladive de tels « spots », si on se dit bien que « c’est du cinéma », c’est dans un coin reculé de notre conscience, comme quelque chose que l’on a admis et qu’il n’est plus nécessaire de discuter.

Dès lors, le consensus idéologique qui anime ce public abstrait ou théorique (virtuel ?) que nous composons s’établit autour d’une validation de cette mise en scène au ras des pâquerettes qui installe les images de notre temps dans une nouvelle zone de notre perception, une zone de « non-droit » de la réflexion ou de l’expérience, pour ainsi dire de la conscience, qui n’est ni celle qu’avait longuement édifié les travaux de l’histoire et du journalisme d’un côté, ni ceux de l’art de l’autre : une zone de non-perception barbare, un aveuglement inculte, une obstination de taureau en béatitude pétrifiée devant l’immédiat présent de « l’actualité ». L’annonce récurrente des chiffres de l’audience, la multiplication des émissions « au second degré », émissions méta-télévisuelles qui parlent des journaux télévisés, même lorsqu’elles accomplissent un travail louable de déchiffrement des pièges du langage médiatique, renforcent notre sentiment d’appartenir à cette « communauté » de spectateurs, se regardant eux-mêmes à travers l’analyse, plus ou moins profonde d’ailleurs, de ce qu’ils ont vu par ailleurs.

Cet appauvrissement de notre capacité à déceler le décalage entre un idéal d’objectivité, théorique par définition et nécessitant en cela un esprit réflexif, qui procède par comparaison, et une représentation caricaturale, inepte des événements serait d’ailleurs à relier au recours de plus en plus systématique à la dérision dans l’approche qu’ont les journalistes et les politiques des sujets polémiques et des politiques eux-mêmes.

La dérision peut être fertile, et même extrêmement fertile, mais à l’unique condition d’être elle-même perçue comme telle par le spectateur : une sorte d’aveu d’impuissance à produire un discours sérieux face à la multiplication des discours absurdes présentés comme sérieux et de l’écrasement de toute possibilité d’une parole sérieuse qui s’adresserait à tous en face de cette déferlante approximative, désinformée, fragmentaire et en somme vulgaire au sens fort : qui flatte la foule….

Mais il semble que, bien au contraire, cette sensibilité de plus en plus aiguë à la dérision tende à devenir le seul lien que nous entretenons, sinon avec le réel lui-même, au moins avec sa restitution, son « reportage ». Devenue super-puissante, cette approche élimine les autres et, n’ayant plus à se distinguer des approches dites sérieuses, elle s’oublie elle-même comme décalée, ironique, ou, pour parler comme les linguistes « tropique ». Cela expliquerait peut-être que nous regardions les images violentes de l’attentat niçois, violentes uniquement par suggestion puisqu’on ne voit quasiment rien, que seule la déflagration des armes les rend brutales, n’allons pas jusqu’à dire comme une exacte reproduction de la réalité elle-même, nous ne sommes pas (encore ?) assez naïfs, mais au moins comme une re-présentation acceptable, un peu fidèle, qui donnerait un aperçu significatif et exploitable, de celle-ci. Tout le problème est là : ces images ne sont rien et elles nous paraissent tout. Les images de BFMTV ou d’iTélé sont de la même nature que celles de leurs parodies, elles ne sont en fait même pas « parodiables » et, pourtant, on ne voit plus comment elles pourraient être plus objectives, ce qu’auraient pu  être des images plus objectives du même événement : on ne conçoit plus l’original, la représentation un peu authentique, indépendamment de sa parodie outrancière, on ne le distingue plus d’elle. Le cinéma est finalement pris « au pied de la lettre ». Entre les publicités élégantes et les reportages « crades » s’instaure une complémentarité qui fait tomber le spectateur dans une illusion d’unité qui prétend circonscrire le réel.

Notons d’ailleurs que depuis la rédaction de la première partie de cet article, des révélations, survenues hier à partir du visionnage par les journalistes de Quotidien des vidéos jusque-là tenues secrètes par les services de l’anti-terrosrisme, sont venues interroger, et du même coup invalider, les premières images de l’attentat, en mettant grandement en cause l’efficacité des services de sécurité et, surtout peut-être, l’implication des forces de l’ordre dans l’immobilisation du camion qui aurait en réalité calé. Ces « révélations » (on ne sort pas de la tragédie grecque) confirment la logique à l’œuvre dans l’esprit du meurtrier : aller jusqu’aux limites mécaniques du massacre, aller jusqu’à caler ; le supplément d’horreur nous venant à l’image des corps en bouillie qui ont enrayé la machine de mort de 19 tonnes.

Pour résumer, tout se passe donc comme si le spectateur percevait l’information, combinaison d’images et de commentaires, non comme le résultat d’une combinaison symbolique et donc comme un signe double, où s’associeraient la perception sensible de ce que diffuse l’écran et des images primitives de terreurs pour produire une explosion d’angoisse, mais comme une unité, une sorte de « monade » : un symbole qui aurait totalement cicatrisé et dont on ne verrait plus la couture. Ce problème rejoint donc des questions auxquelles l’artiste, ni politique ni journaliste mais en quelque sorte penseur libre de notre réalité humaine, a depuis longtemps cherché à nous rendre sensibles.

Une mascarade en guise d’expérience 

Si depuis longtemps, la fonction référentielle de l’art a, au moins en Occident, été mise à mal face au problème que pose un public qui n’infère plus ce que lui présente une œuvre à ses propres expériences mais à d’autres représentations, qui lui viennent soit d’autres œuvres également valables (c’est un enrichissement), soit simplement de représentations « sans esprit », proches du préjugés ou carrément alimentés par lui (c’est une catastrophe), il semblerait que les journalistes entretiennent, peut-être sans le savoir, une référenciation qui joue sur l’intertextualité des images, les échos entre les différentes expériences audiovisuelles du spectateur, mais sans lui donner les moyens d’en voir le caractère second, puisqu’il s’agit de lui faire croire à la réalité de ce qu’il voit : cela revient à l’inciter à reconnaître ce qu’il prend pour son expérience, sa « réalité », son « vécu », dans les reportages qui lui sont proposés, et, finalement, c’est l’image de la télévision qui lui donne le sentiment d’avoir une expérience à leur opposer pour juger de leur validité.

Matisse, lui, artiste, on le sait, a délibérément et ostensiblement joué là-dessus et, dans sa foulée (« La Fontaine » de Duchamp), l’art moderne tout entier a su mettre à jour en l’exploitant cette cathédrale référentielle qu’est devenu l’imaginaire d’un spectateur, ou d’un simple « voyant », au sens strictement sensible, du monde contemporain. De leur côté, négligeant complètement le discours sous-jacent à ces créations audacieuses, les médias et les politiques nous présentent des images qui ne sont que le miroir d’un imaginaire frustre, tenu par le sujet lui-même pour une expérience et un savoir personnels et qui se retrouve investi, strictement, au premier degré : celui de la peur et de la violence, qui se répondent elles-mêmes comme dans une série d’échos réversibles.

Tout semble se passer comme si on nous proposait d’un côté d’« entrer » au sens le plus concret de l’expérience sensorielle dans les « coulisses » du drame, mais en nous faisant oublier qu’il s’agit d’un spectacle, et de l’autre, que cette plongée, sorte de descente aux enfers à laquelle nous serions inscrits de fait, comme pour le train fantôme, par la redevance télévisuelle ou, et cela rend notre présence sur les lieux encore plus « naturelle », par le simple règlement de notre abonnement internet, le téléphone portable nous offrant même à tout instant la possibilité de visualiser  et d’entendre  ces réalités qui ne sont plus lointaines mais intériorisées à portée de notre poche, se déroulait dans notre intimité la plus stricte, dans notre for intérieur.

 Les médias, par nature, jouent sur la force de ces deux sens majeurs que sont la vue et l’ouïe, les plus passifs, les plus paresseux tant ils sont exercés à ne plus analyser ce qu’ils perçoivent pour le connaître mais finissent par se contenter de le re-connaître en le rapportant aux catégories du déjà-connu : une voiture qui brûle, c’est la banlieue qui se soulève, c’est l’insurrection ; une femme voilée c’est la menace de l’invasion et la fin des libertés ; un enfant mort c’est la barbarie plus que des milliers d’adultes entassés contre des grilles ; car, ça, c’est plus l’invasion, encore une fois, le flot déferlant qu’il faut « filtrer » à défaut de l’endiguer.

« L’immigration, un poisson, que nous ne voulons pas avaler », déclare aujourd’hui 2 octobre 2017 le président hongrois Viktor Orbán, dans une traduction d’iTélé. Si le « mur » de Donald Trump semble impossible à construire partout où les frontières sont désormais envisagées par l’imaginaire collectif comme des membranes poreuses qui laissent passer l’infection (on pense à une dialyse, on pense au SIDA), alors le filet s’avance sur la même scène dramatique comme un pis-aller, plus douteux mais tout de même rassurant et, surtout, parfaitement relayé, dans sa fonction de retenue « élastique », par les grillages bien réels où s’agglutinent les populations qui fuient la guerre : on peut être sûr que les images seraient encore plus anxiogènes et vectrices de haine si on voyait les grillages se bomber sous la masse des gens en exil…

Et c’est bien parce que nous imaginons que leur sillage remonte, dans la double acception du terme : physiquement spatiale et métaphoriquement temporelle, jusqu’à un enfer guerrier de carnage et d’abomination, une zone de « non droit » où l’humanité s’entre-dévore et régresse au rang de l’animal, que cette image du filet métallique acquiert toute sa puissance politique, désormais complètement amalgamée à son originelle et seule légitime puissance symbolique.

« La France a peur »… 

Les politiques ne font plus leur travail qu’à travers des symboles qu’ils utilisent comme des « blocs » de réalité et qu’ils prétendent utiliser pour répondre à des préoccupations « réelles » même si elles ne sont que des impulsions symboliques.  On nous faire prendre le symbole pour une lanterne. Sur ce point, on doit songer, tant la question semble faire la synthèse de toutes les autres, à la fameuse question de la « peur » des « Français ».

On n’est d’ailleurs quasiment obligé de tout mettre entre guillemets tant ces mots, catégories englobantes, ne sont plus employés que dans leur acception singulière. Ils sont proférés en vertu de leur fonction de désignation, et selon les distinctions d’Aristote, en extension et non en compréhension, comme ils le devraient. Mais s’ils l’étaient, ils apparaîtraient dans tout leur ridicule, comme des phrases dites par un fou. Or, le fou est devenu populaire : Trump est souvent qualifié comme tel, et alors ? il est encore candidat… C’est peut-être dans cette identification à un cas clinique par le camp adverse qu’il tire sa popularité chez ses partisans : si l’autre m’accuse d’être fou, c’est que j’ai raison…

Un terme (ou une expression, voire toute une proposition) est employé en compréhension lorsqu’il désigne toute la catégorie des éléments qu’il dénote, tout ce qu’il peut désigner « dans l’absolu ». C’est en quelque sorte sa définition dans le dictionnaire et sa limite en est pour ainsi dire la tautologie, la définition qui tourne en rond : « Les Français sont les individus de nationalité française. » La compréhension a donc vocation à la généralisation, elle ne laisse rien à l’écart. L’extension, à l’inverse, délimite la portée du terme, l’ensemble qu’il dénote dans des conditions spécifiques, c’est son emploi dans le discours, qui actualise les termes en leur donnant une application spécifique : « J’ai rencontré des Français en voyage ».

Or, il semblerait que la perversité, consciente ou non (encore une fois ce n’est pas la question, il s’agit de forces qui s’exercent mécaniquement, de rapports qui s’affrontent à la manière dont l’explique Nietzsche), de l’emploi journalistique de certains termes s’attache à brouiller, dans la même logique que la résolution absolue du symbole dont nous parlions plus haut, la limite entre ces deux emplois, dont la dynamique réciproque est perpétuellement à l’œuvre, pour produire du sens, dans notre production et notre perception des énoncés. Le piège dans une formule comme « la peur des Français » ou « les Français ont peur » est donc de se présenter comme dans un emploi extensif (celui qui parle prétend désigner des réalités singulières assemblées sous un même drapeau) alors qu’il devrait bien plutôt être compris en compréhension : « La France a peur », rendue à sa valeur de vérité générale, devient une absurdité dès lors qu’on démasque la compréhension sous l’extension qui la camoufle.

On conviendra tous que les discours politique et médiatique, qui agissent en corrélation mutuelle l’un de l’autre, multiplient les références à « la peur des Français ». C’est d’ailleurs cette question de la peur qui nous force à inscrire tous les discours relatifs aux attentats dans le même orbe que les débats, interviews, micro- trottoirs relatifs aux phénomènes de société, aux faits divers, aux crimes qui font intervenir, légitimement ou non, la question de l’émigration (le plus souvent entendue comme « immigration musulmane »).

Le parangon de ces expressions devenues rituelles (on ne les interroge plus, elles font partie du protocole médiatique), c’est bien sûr la fameuse phrase de Roger Gicquel : « La France a peur » qui en a involontairement constitué le paradigme, y compris (et surtout) dans les mémoires de ceux qui ne l’ont jamais entendue et n’en connaissent pas le contexte.

Le cas de cette phrase est donc particulièrement important : elle devait, moralement, être prononcée sur le mode parodique, comme la caricature salutaire d’une réaction de panique et de violence à conjurer, que le journaliste, faisant correctement son travail, anticipait : elle devrait être prise en compréhension et non en extension. C’était l’intention de Gicquel, cela n’a pas été la réaction des « Français », puisque l’affaire a alimenté et encouragé le « parti », pour parler comme Molière, favorable au maintien de (et au recours à) la peine de mort.

Cette phrase d’ouverture du journal télévisé de TF1 du 18 février 1976 était effectivement à entendre comme une tentative « théâtrale » de prévenir un débordement de vengeance sanguinaire, au bas mot des émeutes, suite à l’arrestation du meurtrier de  Philippe Bertrand, âgé de 7 ans, dans l’affaire Patrick Henri :

« Bonsoir. La France a peur. Je crois qu’on peut le dire aussi nettement. (…) Oui, la France a peur et nous avons peur, et c’est un sentiment qu’il faut déjà que nous combattions je crois. Parce qu’on voit bien qu’il débouche sur des envies folles de justice expéditive, de vengeance immédiate et directe. (…) » 

Il est intéressant de noter que l’emploi de ces expressions censées renvoyer à la communauté des Français, « les Français » ou, formule encore plus aveuglante, « la France », relaie finalement, encore une fois involontairement dans le cas de Gicquel, les crispations de ce présumé « peuple » à l’approche d’une menace d’autant plus monstrueuse qu’elle concerne soit des enfants (considérés comme la victime la plus précieuse à défendre) soit des étrangers (considérés comme la menace à conjurer).

La tentation est grande de faire un pont entre les deux : ce type de peur atteint sans doute sa cristallisation maximale dans le cas d’un infanticide ou d’un acte de pédophilie commis par un étranger. Le croisement des images dans le raffermissement des peurs n’est pas à démontrer, tant il répond à une logique mathématique, la même qui est au travail dans les réactions chimiques par exemple.

Pourtant la tentative du présentateur est ici éminemment louable : en ouverture d’un journal, proposer une ouverture théâtrale, mobiliser la conscience dramatique du spectateur, lui proposer un détour par le poétique qui crée, plutôt que par le discursif qui relate ou qui désigne, c’était effectivement faire l’effort de proposer une expérience plus profonde de journalisme aux spectateurs, en les ramenant, comme par électro-choc, dans un premier temps, à leur réaction instinctive, en la suscitant, en la leur faisant, au sens propre, « éprouver » dans un moment de panique lié à l’imprévisible de cette déclaration coup de poing, pour, ensuite, dans un deuxième temps, les en détacher, afin qu’ils en contemplent l’absurdité, voire la monstruosité. Perception en deux temps donc, qui n’est réalisable, encore une fois, qu’autant que le symbole est encore conçu comme un signe double, dont les deux faces seraient ici : 1) voici ma peur dans toute sa puissance de confusion, 2) je me dois d’avoir une autre réaction face à une réalité complexe que les traumatismes de mon imaginaire cinématographique.

Pourtant, cela n’a pas marché. Patrick Henri a été le déclencheur et le support, ou le prétexte, d’un déversement de haine dont il serait vertigineux d’imaginer aujourd’hui l’ampleur à l’époque des réseaux sociaux, et dont l’instantanéité nous inspire tout aussi instantanément l’idée qu’elle n’attendait qu’une occasion pour éclater, qu’elle attendait, contenue sous pression, de déchirer l’abcès qui l’emprisonnait. Toujours est-il qu’en un instant, instantanément, la nouvelle de l’« arrestation » (événement purement dramatique qui joue finalement de la même manière que la « révélation » dans la tragédie grecque) a produit cette libération des passions mauvaises. On retrouve donc l’idée que le discours journalistique (ici mal interprété) est en quelque sorte proféré et perçu comme un discours parodique qui s’oublierait et se prendrait au sérieux. Le journal télévisé se déploie comme une tragédie grecque sans chœur : les spectateurs deviennent acteurs, victimes d’un drame dont les véritables acteurs, les « terroristes » d’une part et les victimes « réelles » de l’autre, ont été réduites à de pures fantasmes, comme dans un jeu vidéo. La force du terrorisme est donc tributaire de la constitution, la plus concomitante possible avec l’événement sanguinaire, d’un triangle dont les pôles sont en symbiose mutuelle et qui serait composé des trois sommets du terroriste, du politique et des médias, et enfin du spectateur lui-même. Faire la différence entre l’emploi en compréhension et l’emploi en extension, c’est refuser de jouer son rôle de pôle dans le triangle en faisant la différence entre les deux moitiés du symbole ; c’est refuser de tenir le rôle du chœur. Cette condition est indispensable à une réception éclairée de l’information, surtout lorsqu’elle fait appel aux sens, car, dans ce cas, elle devient plus immédiatement symbolique : les sens mobilisés par une émission télévisuelle renvoient directement à des images internes qui sont coupées de « leur » réalité, de leur contexte (l’odorat disparaît) et deviennent immédiatement des « tableaux » de la réalité, des allégories que le spectateur, c’est là tout le problème, ne perçoit plus comme telles.

Une « religion sans dieu »

Il n’est pas anodin non plus que l’opinion publique ait été fortement influencée par l’attitude provocatrice d’Henri à la sortie de sa première garde-à-vue : l’énergumène n’est pas un individu, il n’est plus des nôtres et n’a plus droit à une justice humaine, il mérite le châtiment divin, en tout cas sur-humain, de l’instance qui peut encore prononcer la mort (souhaitée à l’époque par de nombreux éditorialistes).

L’enfance et l’origine étrangère, conjuguées à des relents d’angoisse sexualisée, forment et dressent très efficacement les frontières qui permettent de tracer les limites d’une version travestie de la civilisation entre « eux » et « nous ». On rappellera, à titre d’anecdote édifiante, l’acharnement émotionnel et incroyable du journaliste Jean-Luc Apathie sur le plateau du Grand Journal, le 27 septembre 2013, s’indignant de l’inefficacité de la justice dans le cadre de l’affaire de la jeune Fiona, alors que son corps reste introuvable, et rejoignant par là la stupidité de la foule haineuse, qui insultait les parents, soupçonnés d’être les acteurs du drame, devant le tribunal de Clermont-Ferrand, et allant jusqu’à douter, dans une saillie absolument inadmissible de remise en cause des fondements-mêmes du droit, de la moralité (car il s’agit bien d’elle et non de la morale) de l’avocat qui accepte de les défendre. Citons, pour rappel, la réponse de Me Dupont-Moratti :

« C’est ça qu’on veut comme justice ? (le lynchage ?), il faut que tout le monde se calme. Si elle n’est pas mise en examen pour le crime, c’est qu’il n’y a rien pour qu’elle le soit et c’est la raison pour laquelle elle encourt cinq ans d’emprisonnement, c’est pas une faveur qu’on lui fait ».

On voudrait redonner la plume à Victor Hugo tant de telles questions sentent le retour aux racines les plus crasses du populisme : la moralité contre la morale. Le populisme n’est finalement pas autre chose qu’une stratégie qui consiste à faire oublier le caractère allégorique de l’allégorie : sur le plan des questions religieuses cela revient à « surfer » sur une dédivination de l’esprit symbolique, ou, pour le dire plus brutalement, de la foi : c’est miser en somme sur une sorte de foi sans dieu.

Encore une fois, sur un plan symbolique, cela consacre la victoire de l’extension sur la compréhension : partir d’un cas particulier, d’une puissance horrifique extrême, pour en tirer une loi universelle ; quand la compréhension, elle, propose exactement le parcours inverse : partir de l’universel, admis une fois pour toute au nom de principes longuement élaborés à travers les expériences de l’humanité, pour redescendre au niveau des singularités ; la déduction plutôt que l’induction en somme.

Par les yeux et les oreilles, le spectateur est donc amené à reconnaître, dans le meurtrier qui refuse de s’excuser, dans les parents qui mentent à la justice alors qu’on ne leur laissait que l’échappatoire (au nom de la moralité !) de la repentance, le signe de la barbarie absolue. Le « monstre » n’a finalement d’autre choix que de s’annihiler lui-même en tant qu’individu ayant engendré l’horreur et de « renaître », tel un Phœnix purifié, dans la peau d’un repenti qui doit faire la preuve de sa conversion et par conséquent de sa nouvelle appartenance, en tant que coupable terrassé par ses actes, au paradigme général, d’une extension illimitée, dans le sens où elle est totalement excluante, et qui n’est plus celui de « la France » seule mais de « l’humanité tout entière », entité totalisante absolue, fasciste dans le sens où elle ne repose sur rien que nous puissions clairement poser pour définir notre conception du Bien : n’y regardons pas de trop près, cela ne sentirait pas bon…

C’est l’histoire du « monstre » qui traverse toute la littérature occidentale, du Moyen Age à Hugo, justement : sa seule perspective est celle du sublime. En cela, la transformation attendue ne diffère pas des perspectives de la rédemption chrétienne. Le problème, c’est que dans le cadre de la foi, l’individu n’est pas « déclassé » en tant qu’homme, du simple fait que l’horizon ouvert par la religion intègre la transcendance au monde de l’immanence. L’homme est à l’image de dieu, dieu est en l’homme, en tout homme : le monstre n’existe que dans la perspective satanique, et, même alors, il lui est possible, on l’attend même de lui, dans un mouvement double de prescription et d’encouragement, de condamnation et d’espérance, qu’il réalise cette rédemption dont on lui reconnaît la capacité morale.

C’est en cela que la moralité n’est qu’une singerie de la morale : la foule haineuse qui ne croit pas en dieu attend néanmoins du monstre qu’elle désigne, qu’elle proclame même, une sorte de « salto » dans la sublimation rédemptrice, en même temps qu’elle la lui refuse, puisqu’elle l’a au préalable dégradé en avatar de l’humanité, dont elle attend, inversement et dans le même moment, qu’il se conforme aux images qu’elle s’est faites de la monstruosité. La réaction d’Henri ne déchaîne finalement pas une colère prête à éclater si le meurtrier ne demande pas pardon, elle satisfait à la nécessité que cette colère éclate : la colère c’est la culpabilité, fantasme en amont, d’Henri et tout le monde est au spectacle en oubliant qu’il a payé sa place…

Finalement, on n’entend plus de phrases à la Roger Gicquel parce qu’on n’entend plus qu’elles, mais dans leur version dérisoire : un premier degré qui n’a rien de parodique, une deuxième version, qui, si on pense à la fameuse analyse de Marx sur la répétition des événements dans l’histoire et sur laquelle nous reviendrons, n’a même plus rien de comique, qui est au contraire le signe évident d’une régression vers le pire, c’est-à-dire le retour à une époque plus archaïque, mais de manière plus froide, plus radicale dans son burlesque inconscient, une odeur de mort en fait, un sorte de futur dans le passé, une annihilation de l’événement à rebours de son actualisation, un événement qui arrive en s’effaçant, ou qui s’efface en arrivant, parce qu’il est immédiatement pris dans une boucle rétrospective qui ne le ramène plus à une expérience antérieure, mais qui donne l’illusion de ce retour alors qu’elle ne plonge que dans un passé inventé à partir de nos pires fantasmes. Sans son modèle noble, la dérision est folie.

La confusion paradigmatique et les armes en plastique

On le comprend, il s’agit donc avant tout, dans l’économie de cette machine à angoisser, de paradigmes qui agissent de manière invisible selon les rapports verticaux qu’ils établissent entre des réalités distinctes : le camionneur fou c’est un peu Patrick Henri avec une barbe, dont on oublie qu’elle est aussi postiche que les jouets du camionneur « réel » : nous oublions que nous sommes les accessoiristes du spectacle que nous souhaitons re-voir, la première projection ayant eu lieu dans notre tête.

Les armes en plastique ont peut-être même eu pour vocation de brouiller un peu plus la différence entre une vraie et une fausse arme : sous les « yeux » de la caméra, elles s’équivalent, elles ne se distingueront que dans le discours journalistique, qui redistribue donc à chaque objet sa nature. Le conducteur apocalyptique a-t-il voulu jouer sur cette abolition de la frontière entre le factice et l’authentique ? A-t-il voulu rappeler les consciences à la nécessité d’un logos qui démystifie l’image qui produit, selon la célèbre démonstration d’Aristote, une confusion entre le réel et l’artificiel ? A-t-il voulu, si on lui refuse toute intention édificatrice, toute intention « didactique », redoubler et prolonger à l’infini cette hésitation entre l’original et sa copie et ce dans le tunnel illimité des reproductions perpétuelles, comme vibrant sur des miroirs ? A-t-il voulu actualiser, réaliserà la lettre, la dichotomie marxiste entre la tragédie et la comédie ? la résoudre concrètement en faisant communier, conformément à la religiosité de son délire, les deux faces, l’une grotesque, l’autre tragique, d’une même réalité : le refus, le désarroi, la haine qu’ils entraînent, hideusement sublime, affranchie de toute considération pour la vie humaine, conformément cette fois à un délire d’apocalypse ? A-t-il voulu déjouer la division qu’impose la linéarité du temps en concentrant les deux versions d’une même réalité en un seul acte ? Savait-il que le commentaire journalistique, conçu par lui comme un logos infâme, mécréant, une défiguration du langage sacré, discours totalement dégradé puisqu’il gomme l’intention spectaculaire de son acte en la diluant dans les remous d’une extension factuelle, serait saboté, enrayé, mis en demeure de caler lui aussi, par les faits inassimilables à la scénographie standardisée de l’horreur, comme un jouet au milieu d’un bain de sang ? A-t-il voulu condamner les journalistes à un rapport neutre des faits qui troublent cette programmation : « Une « grenade inopérante » et des « armes longues factices » ont été retrouvées dans le camion du terroriste qui a foncé sur la foule jeudi soir à Nice. », dira par exemple sobrement le site d’Europe 1. Savait-il que ce qu’il ne pouvait maîtriser, le simple rapport de son entreprise ne manquerait pas d’y pallier et de reconstituer la simultanéité absolue du tragique et du grotesque qui était dans le viseur de son capot ? A-t-il répondu, par la mise en scène dérisoire d’un massacre tragique, à la confusion du sens dans la parole médiatique et, par conséquent, aux « lieux communs » à travers lesquels se déploie la carte de notre imaginaire ? A-t-il voulu, au contraire, jouer sur eux pour nous envoyer au plus profond de nos enfers personnels ?

La question de savoir s’il a eu ou non le génie de cette mise en scène, ou, pour le dire plus simplement, s’il en a eu conscience, non seulement importe peu, mais surtout rejoint le délire extensionnel lié à la confusion du particulier et du général : se demander si le conducteur maîtrisait la scénographie du drame revient encore une fois à vouloir assigner à un individu qui agit des qualités qui permettent de le ramener au déjà-connu. Est-ce un pervers qui emploie les accessoires de l’enfance dans une intention barbare ? Veut-il consciemment  « jouer » avec nos peurs ?

 Autant de questions sans réponse possible (quand bien même il serait vivant et qu’on l’interrogeait : le discours qu’il tiendrait alors serait tout autant suspect de poursuivre ce jeu, d’où l’inutilité et l’absurdité, comme l’a déjà montré Montaigne, de la torture) et surtout qui font le jeu-même de la peur, si c’est bien le but qu’on peut assigner aux attentats.

Pour résumer, la mise en scène est là, elle est indéniable, même si elle n’a pas été « pensée » : elle se déplie naturellement à la suite d’une impulsion initiale, dont les motivations sont inextricables, et qui s’offre, dans sa nature-même, comme un « coup de génie ». Personne n’a jamais dit que tous les coups de génies se feraient au nom du Bien… Personne n’a ajouté qu’il fallait être intelligent pour les exécuter : il n’est pas nécessaire de concevoir pour faire… Et c’est bien parce qu’on suppose une monstruosité abjecte, un « cerveau malade », avec lequel seule l’institution médicale est autorisée à l’indulgence, que nous passons à côté de l’événement.

De ce point de vue, l’Occident devient suicidaire, ou « suicidialiste », si le terme existait : sa pensée est, sur ces questions, motivée par un paradigme de mort qui a le suicide pour horizon.

Les médias ont en effet non seulement renforcé la puissance d’évocation des actions terroristes, mais, en augmentant cette puissance, ils ont surtout fait pencher la représentation de ces événements vers une image insoutenable de la barbarie, en plaçant quiconque voudrait les ramener à leur simple occurence d’événements, à leur contingence de phénomènes explicables, dans la position de celui qu’on peut ou qu’on doit (cela revient finalement au même : si on peut, on doit et si on doit, on peut) suspecter de complicité avec l’horreur, horreur qui doit donc rester l’œuvre d’un anonyme, d’un fou, d’un non-existant : une sorte de « torche humaine » (souvenons-nous du surnom « Human Bomb ») qui s’embrase, seule ou en faisceaux, sans aucune préparation, sous le coup d’une explosion spontanée, comme si on voulait nous faire penser qu’aucun cheminement ne peut aboutir à une telle décision, que le terroriste, seul ou à plusieurs (les autres individus lui étant tous équivalents selon la même réduction symbolique), multiplié comme une unité impersonnelle, homme ou femme, jeune ou vieux, avait déjà traversé la mort qui l’attend inéluctablement, qu’il n’avait donc « plus rien à perdre » : nous faire penser cela pour nous empêcher de penser autre chose, nous inciter à la « peur » pour nous demander ensuite de conjurer notre violence, voilà peut-être le programme inconscient des médias et des politiques. Les médias ont donc satanisé des événements pourtant inscrits dans le cours des choses : ce dernier se définit « à rebours » par la collection des événements, liés ou non, qui s’y installent ; il ne peut donc servir d’étalon qui mesurerait la normalité des actions humaines, même les plus horrifiques. Les médias et les politiques ont projeté ces actes, dès leur première restitution, sur le plan de l’image symbolique. Il les ont fait exister et même naître à travers le réseau d’images que nous couvons en nous, au lieu de les placer dans la continuité sans doute beaucoup plus légitime et fructueuse pour l’esprit de la guerre d’Algérie ou plus généralement du colonialisme, ou encore, au hasard, de la pendaison de Saddam Hussein ou du corps d’Oussama Ben Laden jeté de manière hallucinante dans la mer : ils les ont fait résonner avec le camion en plastique de notre enfance.

Dire cela, c’est s’exposer à être immédiatement réduit à un des termes de la polarisation systématique de l’imaginaire par l’image et le commentaire médiatiques et politiques : ces derniers donnent finalement la réplique aux contradictions et aux objections en utilisant toujours le même sytème d’expertise à vocation moralisante. Ces discours d’opposition à l’objection fonctionnent comme une cabale, comme l’Inquisition : ils intériorisent la faute en prétendant la dévoiler sous une intention louable qui ne serait donc rien de moins (ou rien de plus) que le masque du mal. Ils font mine de prendre une objection intellectuelle pour une adhésion morale, un cautionnement idéologique. Manuel Valls répète donc que la raison ne peut éclairer les ténèbres de l’horreur que pour répondre de manière efficace à ces actions monstrueuses : quel paradoxe ! Il suppose donc une sorte de raison intermittente, qui devrait résoudre un problème sans l’analyser, une sorte de raison quantique qui procéderait par sauts imprévisibles… Manuel Valls serait donc, de ce point de vue, presque un mystique… Et ces injonctions à la non-raison se font bien sûr à rebours de toute la tradition occidentale, qui a posé par ailleurs que l’horreur avait son siège en nous et non dans le monde extérieur. Pour nous en convaincre, relisons cette anecdote rapportée par Socrate au Livre IV de La République (Vème siècle avant J.-C.) :

« Il m’est arrivé, repris-je, d’entendre une histoire à laquelle j’ajoute foi : Léontios, fils d’Aglaïon, revenant un jour du Pirée, longeait la partie extérieure du mur septentrional lorsqu’il aperçut des cadavres étendus près du bourreau ; en même temps qu’un vif désir de les voir, il éprouva de la répugnance et se détourna  ; pendant quelques instants il lutta contre lui-même et se couvrit le visage ; mais à la fin, maîtrisé par le désir, il ouvrit de grands yeux, et courant vers les cadavres : « Voilà pour vous, mauvais génies, dit-il, emplissez-vous de ce beau spectacle ! » » (traduction d’A. Badiou)

Se présentant donc comme une expérience sensorielle, partielle même si elle s’offre comme totale, l’imbroglio d’images est donc d’abord horizontal : les « reportages » sur Nice viennent se placer à côté de celle des défilés de réfugiés, par exemple, qui présentent les mêmes « blocs » d’image-mouvement, pour reprendre les catégories de Deleuze.

Sur le plan horizontal, l’esthétique en cours dans la production des « séquences » que nous proposent les chaines d’information consiste à fabriquer des sortes de mini-films qui ne sont pas tout à fait des courts-métrages : l’économie dramatique est en effet plutôt celle du clip video que celle d’un film court traditionnel, qui est, elle, comparable à celle d’une nouvelle littéraire dans son resserrement dramatique, sa concentration narrative, sa chute et finalement la suggestion symbolique qui en découle, en relation avec les personnages et les situations dans lesquelles ils sont immergés, toutes équivalentes en quelque sorte à des allégories. La nouvelle ou sa version cinématographique offre donc, dans sa construction, une expérience de distanciation.

Dans le cas de la fiction auto-désignée comme telle, le « spectateur », ainsi constitué lui-même en tant que tel également par l’instance créatrice (réalisateur, écrivain, mais aussi vidéaste ou essayiste, voire chroniqueur de talent) est par conséquent conscient de son statut d’amateur, de « visiteur » ou de « passager » invité à une expérience intellectuelle ou esthétique (la notion d’expérience s’accentuant même dans les orientations de l’art contemporain), qu’un goût ou la curiosité, le désir de s’instruire, d’acquérir, à l’écart de l’actualité du monde, un nouveau savoir, lui-même  envisagé a priori comme quelque chose qui reste à venir, qu’il s’agit de découvrir en une acquisition dont il lui est finalement impossible d’anticiper l’effet, a poussé à venir au spectacle ou au musée, ou encore à ouvrir un livre, visionner un film, et qui se trouve donc dans une disposition d’être lui-même, simple spectateur, a priori « détaché » et donc à même de « s’investir » et non de devenir un « témoin » qui se verrait attribuer le privilège d’une observation « impossible » en temps normal, d’une expérience « ir-réalisable » d’ « immersion » dans la réalité.

Cette invitation mensongère tire donc son « charme », comme on l’a vu, de l’ambiguïté même de sa proposition ; elle est lancée à cheval entre deux perspectives, sur deux modes différents et normalement exclusifs l’un de l’autre : elle est à la fois promesse de découvrir les coulisses secrètes des drames, en même temps que d’y retrouver notre propre enfer personnel. De la même manière que l’attentat de Nice lui-même, elle joue sur une dichotomie qui n’est pas sans rappeler, elle non plus, la fameuse remarque de Marx sur la répétition comique de l’événement historique qui s’est d’abord présenté sous sa forme tragique. On serait d’ailleurs tenté de dire que le monde est tragique et que c’est notre intériorisation personnelle du mal qu’il nous oppose qui prête le flan au grotesque, puisque nous amalgamons les « données » de l’atrocité publique à celle de l’atrocité intime.

Marx explique que l’événement n’est jamais UN. Il procède d’une répétition qui lui donne sa valeur historique. Que cette révision ait lieu de manière explicite à la suite de la première occurence, ou, plus complexe, que cette répétition ait déjà eu lieu, avant, dans d’autres événements, vécus ou non (très peu les vivent), directement ou indirectement (les témoignages sont le premier écran à la contemporanéité de l’expérience rapportée), ou qu’ils aient simplement laissé leur trace, plus ou moins consciente, dans l’imaginaire collectif, il semble qu’on puisse ici tirer parti de l’idée de Marx.

Son analyse nous renseigne d’abord sur le caractère éminemment théâtral des événements historiques du monde moderne, en nous rappelant que les « acteurs » de ces fractures imitent des prédécesseurs et que leur caractère inédit n’est par conséquent qu’illusoire :

C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la Révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l’Empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C’est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours en pensée dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s’assimiler l’esprit de cette nouvelle langue et à s’en servir librement que lorsqu’il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle, et qu’il parvient même à oublier complètement cette dernière. (Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, 1852.)

Plus loin, il nous permet de reconnaître la même reproduction, cette fois de manière inconsciente, chez celui qui « perçoit » ces événements :

La nouvelle forme de société une fois établie, disparurent les colosses antédiluviens, et, avec eux, la Rome ressuscitée : les Brutus, les Gracchus, les Publicola, les tribuns, les sénateurs et César lui-même. (ibid.)

Si on applique cette leçon à notre « actualité », les spectateurs sont donc motivés par l’imaginaire des époques antérieures. Mais, comme on l’a vu peut-être, cette « motivation », d’abord s’ignore elle-même, ce qui n’est pas un trait nouveau, mais, surtout, et c’est plus proprement contemporain sans doute, n’a que des références approximatives et toutes récentes pour appréhender ce « génie du mal » qui alimente sa colère ou, plus vraisemblablement, sa haine. La réflexion paradigmatique restreinte à une connaissance pauvre finit par revenir à une sorte de barbarie qui répond à celle du meurtrier, qui « l’épouse » en quelque sorte pour, encore une fois, achever le symbole dans toute sa puissance terrorisante. Nous sommes donc trois à produire le terrorisme : le terroriste lui-même, mais aussi les médias et les politiques, et enfin nous, les « spectateurs »… La disparition du chœur de la tragédie grecque, celui qui commenterait la « scène », qui nous rappellerait par son lyrisme outrancier qu’elle n’est que symbolique, nous implique dans « l’action » et nous fait croire que nous assistons aux événements…

Aube dorée a par exemple proliféré dans les trainées de souffre du nazisme, assimilé au satanisme par des raccourcis si rapides qu’ils réalisent une identification immédiate : Aube dorée, c’est évident, avait tout intérêt à rappeler le nazisme, ne serait-ce que pour ensuite s’en défendre et en nier la parenté avec ses propres idées. L’intention, en ressuscitant le nazisme pour ainsi dire 100 ans plus tard, est de suggérer qu’il ne meurt jamais, qu’il ne mourra jamais, éternité intermittente qui est la source des plus grandes forces d’édification du satanisme. A la communauté des spectateurs réunis soit sous l’ordre de la panique, soit sous l’ordre de la dérision, répond opportunément la communauté des partisans d’un nazisme conçu par ceux qui en sont les adeptes comme une libération face à l’ordre mensonger des démocraties occidentales (l’adjectif permettant merveilleusement la synthèse de l’européen et de l’américain).

De la même manière, Patrick Henri a tout intérêt à sourire devant les caméras : il sait bien que ce qui l’attend dans les eaux sales du repentir, c’est le reniement total, non pas tant de son acte, mais de lui-même, c’est un anéantissement total de la seule identité qu’il lui soit permise, comme à tout un chacun, d’avoir, c’est une absolution à l’acide sulfurique. On parle d’entêtement, d’acharnement à persister dans le mal, de philosophie nihiliste de la débâcle, du « tout pour le tout », de la logique du kamikaze, mais on n’explique rien en recourant à ces analyses qui ne sont que des clichés psychologiques qui font mine, encore une fois, de sonder des vérités profondes alors qu’il n’ont pour effet que de les masquer : à nouveau, ces « plis » de notre conscience que nous chargeons de répondre à ce qui nous semble trop horrible pour être concevable (et qui, de fait, n’est jamais « conçu », ni par ceux qui en contemplent le spectacle, ni par ceux qui en sont les auteurs : personne, véritablement, ne sait) apparaissent comme des succédanés de la pensée mythique, transcendantale, mais dans des consciences qui prétendent ne plus recourir ni au sacré, ni à la transcendance, et ce, toujours dans la même logique de négation absolue, ni en ce qui les concerne, ni en ce qui regarde le terroriste lui-même.

La complaisance morbide ou les penchants sataniques de l’Occident 

Tout se déroule en somme avec notre complicité inconsciente : nous injectons du symbolique quand ça nous arrange (l’enfant comme victime absolu, l’horreur qu’inspire la mère infanticide, etc.) et nous le remballons quand il nous demande de le démêler et de le rendre à lui même, pour ce qu’il est : un pur symbole. Le camionneur n’est plus un camionneur, c’est un être tout entier dévolu au service du mal, rien n’est bon en lui, et si un voisin vient nous informer qu’il était gentil et même drôle, nous voyons ces qualités comme juxtaposées à sa nature maléfique, et n’ayant aucun commerce avec elle, un peu comme des accidents qu’on est bien aise de suspendre bien vite à la grande catégorie, paradoxalement, des « exceptions qui confirment la règle », autre scie de l’enfance, qu’on a finalement beaucoup de mal à se représenter sans son imbrication à « l’école ». Mais en même temps, c’est un cas clinique, le produit social de politiques défectueuses : il n’y a rien de transcendant dans son acte.

Il est donc tout entier monstrueux, on arrive encore à l’inscrire dans la catégorie du « mal » mais il n’est plus un « suppôt de Satan », puisque nous le pensons en dehors de la foi : on oublie la nôtre dans ses enracinements au cœur de ce que nous prétendons défendre (la croyance au Bien est du domaine de la foi) et on nie la sienne, puisqu’aucune foi ne peut pour nous conduire un homme à ce que nous avons identifié comme le mal, même à juste titre.

Nous sommes athées, ou pour le moins agnostiques, dans notre représentation du monde (Satan n’existe pas) et totalement religieux dans la condamnation des crimes, voire dans le jugement que nous portons sur tout acte : voilà le « nous » que le monde parallèle où les médias évoluent et exercent toute leur activité, a construit pour se peupler, celui auquel nous finissons par nous identifier, démunis que nous sommes face à ce déluge de « lieux communs », ou topoï pour parler à nouveau comme les linguistes, contradictoires : le camionneur n’est plus un camionneur, c’est un agent du mal ; mais le terroriste n’est qu’un pauvre abruti, c’est un fanatisé. Le paradoxe est donc clair : nous identifions le fanatisme sans recours à la foi. Aberrant.

Le fanatisme devient un écran noir qu’il est inutile et « nauséabond » d’interroger (il est d’ailleurs intéressant que ce cliché destiné à condamner l’immoralité renvoie  à un des deux seuls sens, car presque la moitié c’est beaucoup, que les médias ne peuvent directement stimuler) : la caution rationnelle à une telle hérésie intellectuelle étant celle qu’apporte la certitude que l’individu en question est un abruti.

Il n’a pas de conscience et sa volonté est totalement dominée par la folie. Folie donc, terme écran à son tour, qui serait abyssale par un bout, insondable, effrayante, et totalement réductible de l’autre à une somme de présupposés objectifs scientifiquement et très grossièrement élaborés au terme d’un énorme processus d’aplanissement, de vulgarisation de données économiques et sociologiques, elles-mêmes sujettes à débat : « l’Islam est violent, la démocratie élève les consciences, c’est le Bien qui est à l’œuvre dans notre conception des libertés individuelles, etc ». Bouillie lénifiante, comme chacun sait, qui côtoie parfois de brillantes démonstrations, lorsqu’un véritable savant a eu la parole plus de deux minutes, ce qui accentue paradoxalement la confusion dans nombre d’esprits (on peut penser à l’extra-ordinaire phénomène du conspirationisme, qui semble totalement « hors sujet » dans la panoplie des grilles de représentation du monde). Car, pour l’essentiel, chaque analyse des « sciences humaines » sur l’individu revient à la ramener à un produit finalement assez simple à circonscrire du déterminisme social et, pour faire chic, « culturel ».

Le terroriste n’a donc pas réellement « décidé » de se livrer « soudainement » à sa « folie meurtrière » : « Il a été poussé par une mauvaise vie, etc.» On aime bien insister sur l’immédiateté de sa « radicalisation » car cela permet de l’assimiler plus facilement à un suicide, qu’on imagine tout aussi stupidement volontiers être le fruit d’une impulsion soudaine, et donc incontrôlable, ce qui, pour les mêmes raisons qu’on dénie toute intention réfléchie au terroriste, relève d’une sorte d’accommodement avec la terreur.

Le génie, à son tour, de cette proposition est de déplacer le débat vers un faux problème : est-il moralement légitime de chercher des « raisons » à son acte ? où le terme de « raison » est confusément accepté dans ses deux sens : la cause objective et la justification morale, au gré d’une erreur indigne d’un élève de lycée qui lit la fable de La Fontaine : « La raison du plus fort est toujours la meilleure, / Nous l’allons montrer tout à l’heure. ». Si je cherche à le « comprendre », autre terme sujet à la même confusion, au sens affectif, je suis moi-même suspect de la même monstruosité (on connaît bien les mécanismes de notre attirance pour le monstre encore une fois grâce à la littérature, de Hugo encore au fantastique de Shelley) ; si je cherche à le « comprendre », au sens intellectuel, je suis un égaré qui se trompe de débat puisque la question n’est que de savoir comment on pourra éviter qu’une telle horreur ne se reproduise, sans voir que l’homme n’est absolument pas capable d’enrayer la répétition des faits historiques, mais que celle-ci se produit sur des modes différents, que l’horreur n’est pas bloquée dans le registre de l’horreur et que le seul travail intellectuel qu’il faille fournir à son propos est de la comprendre, pour nous comprendre nous-mêmes, qui est un savoir dont le prix n’est pas à démontrer.

La différence de traitement des attentats de masse d’une part, le Bataclan et Nice, et ceux qui n’ont choisi qu’une seule personne pour cible, d’autre part, comme l’assassinat d’un soldat dans les rues de Londres ou d’un prêtre dans son église, traduit cette nécessité du spectacle pour que fonctionne l’alchimie de l’angoisse. La « surface médiatique », sorte de toile abstraite qui cherche à donner l’impression qu’elle est sans limite, que rien ne lui échappe et qu’elle « réfléchit » tout, au sens de la physique, réagit mieux aux événements qui sont eux-mêmes susceptibles de véhiculer cette sensation d’absence de limite dans le temps et dans l’espace.

Les deux situations présentent une configuration spatiale (le labyrinthe ou la ligne) et temporelle (la répétition des tirs dans tous les sens pour balayer l’intégralité de l’espace ou la ligne infinie qui se répète elle-même jusqu’à la fin des temps) susceptible de se mettre en mouvement ou de mettre en mouvement des « réflexes » de notre imaginaire. Les tueurs du Bataclan tirent à l’infini, ils n’arrêtent pas de tirer, les salves tournent en boucle, la bouche des canons, qui sont restées hors-champ mais notre imagination supplée à cette lacune, n’arrêtent pas de cracher ces étincelles qu’on a bel et bien vues ; de la même manière, le camion de Nice n’a pas encore arrêté de remonter la Promenade des Anglais, nous avons à peine eu besoin de l’apercevoir rouler pour que sa course folle imprime en nous son mouvement perpétuel, l’idée de ce mouvement perpétuel, si bien que dans une salle de notre cinéma intérieur il a bien été immobilisé, tandis que, dans une autre, il roule encore : il a acquis la super-puissance d’évocation, c’est-à-dire de production d’image par suggestion et duplication, d’une machine quantique de l’imaginaire, d’un chat de Schrödinger diabolique.

La projection sans fin des images du drame, soutenue par l’idée d’une information « continue », qui tourne elle-même en boucle, revenant tous les quarts d’heure à son point de départ comme si le film « dérayait », est en réalité l’effet produit par une sorte de « dynamo » à l’œuvre dans notre réception des images : ce que nous ne voyons pas, l’imagination y pourvoit et, dans ce  mouvement de « réparation » de l’incomplétude, elle crée une dynamique qui met les images en mouvement pour ne plus les arrêter, à la manière d’un aimant tournant dans une bobine de cuivre pour produire de l’électricité. Le Bataclan et Nice offrent donc, dans l’impossibilité matérielle qu’ils nous opposent face à notre désir de représentation totale, le point de départ d’une production d’images qui, si elle s’estompe dans la conscience, ne trouve jamais de point d’arrêt.

A l’inverse, le meurtre perpétré dans l’église de Saint-Etienne-du-Rouvraie n’offre guère de prise à la mise en boucle, il est comme figé, ou arrêté dans le temps. L’égorgement semble effectivement présenter une certaine résistance à la prolifération des images et à leur mise en réseau à travers les différentes couches de notre conscience, les paradigmes dont nous parlions plus haut. On pense d’abord à des références qui sont plus légendaires, bancales, teintées de brumes fantastiques : « Jacques l’éventreur » comme étymon originel des faits divers de la dernière page du journal. En somme, c’est un peu Grand Guignol. Les images de tels actes ne peuvent être que crues, frontales dans leur violence. Si certaines ont été diffusées à une échelle relativement importante au moment de l’exécution d’Hervé Gourdel, le 23 septembre 2014, il semblerait qu’elles aient été surtout visionnées par des « internautes » habitués à s’informer sur le Net, en particulier des jeunes. L’un d’eux me disait d’ailleurs qu’il n’avait pas particulièrement été choqué, et que le plus étrange, ou « bizarre », c’était d’entendre les bruits de la scène. Entre les deux, entre la farce du croque-mitaine et l’image hyper-réaliste, l’exécution « manuelle », ou « mécanique » d’un seul individu n’a pas vocation à engranger une prolifération en boucle, centrifuge d’images à la fois parallèles et identiques. Même en imaginant qu’on ait « aperçu », par une caméra qui aurait par exemple été fixée au fond de l’église, la scène d’égorgement du Père Hamel, on n’arrive pas à se faire l’idée d’une re-diffusion perpétuelle, comme c’est le cas pour les actions qui ont nécessité l’emploi d’une machine-accessoire, d’une arme de jet, une arme de distance et non de poing. L’arme de poing, voire le meurtre à mains nues ne paraissent devoir s’installer dans l’ordre des représentations qu’à condition d’être filmés en détails, voire en gros plan. La violence et l’horreur qui en résulteraient ne peuvent, encore une fois, être prises en charge que dans le cadre d’intentions artistiques, par les moyens d’une distanciation stylistique, voire, mais c’est encore une démarche artistique, le refus de celle-ci à des fins expérimentales, dans la perspective par exemple, encore une fois, d’un jeu avec les limites respectives de l’art et du documentaire.

Le fait que les chaines de télévisions n’aient jamais mis cette multiplication des images du Bataclan ou de Nice « en face » ou « à côté » de l’absence de plans vidéos du meurtre de l’homme d’Eglise est la preuve, encore une fois, qu’il ne s’agit jamais de comprendre (dans un sens bien différent de celui qui pose la question de la compassion), même quand on prétend se situer sur un autre plan, en marge des discours de condamnation proférés à l’encontre de toute tentative d’explication ; comprendre au sens propre d’un « dépliage » comme le veut l’étymologie latine (explicare signifie au sens propre « déplier », comme on déplierait un drap). Il y a pourtant, semble-t-il, plus de barbarie dans l’exécution « directe » d’un individu, si on considère la détermination qu’il faut pour égorger de ses propres mains un homme, et non asséner la mort, comme une idée abstraite, un symbole vide, derrière le feu soutenu de kalachnikovs ou le pare-brise d’un camion. Y verrait-on plus de courage ? Ce serait alors, encore une fois, tomber dans un imaginaire médiéval qui n’a rien de chevaleresque. Il y a pourtant plus à comprendre chez les égorgeurs du Père Hamel, voire chez les exécuteurs du Bataclan que chez le camionneur fou qui se laisse porter par sa machine, la barbarie s’imposant dans les deux premiers cas par son exactitude mécanique.

Dans sa volonté de ne pas comprendre le « détail » de l’horreur dans son déroulement concret, l’Occident devient suicidaire, ou « suicidialiste », si le terme existait : sa pensée est, sur ces questions, motivée par un paradigme de mort qui a le suicide pour horizon : il faut résumer celui ou ceux par qui le « scandale » absolu, l’horreur totale, la monstruosité pure sont arrivés à une sorte d’épiphanie diabolique, à peine refermée sitôt ouverte pour ne plus être reprise ensuite que dans la  mise en série d’images qui prolifèrent en boucle. A l’horreur ne peut répondre, a-t-on l’impression, qu’une « décharge » télévisuelle, qui, dans son langage panique, semble vouloir imiter la déchirure immense qu’on veut s’imaginer. A l’écran noir, on répond par le carnaval des images incomplètes, confuses, agressives d’un néant « irreprésentable » dont on ne renvoie que des éclats.

Cela est directement lié à l’idée de mettre en avant l’esprit « festif », censé caractériser la culture française ou parisienne. Il y a fort à parier que tout le monde, parisien ou non, ne s’est pas forcément reconnu dans le tableau qui a été longuement repris d’un mode de vie fondé sur les sorties, les concerts, les rendez-vous entre amis à la terrasse et censé incarner la revendication d’une liberté joyeuse, humaniste, profonde sans être ennuyeuse. Cet esprit festif est lui même un tableau-écran. Il revient à nous faire penser que si nous devons nous mobiliser face à la « menace terroriste » c’est au nom d’un « mode de vie » qui nous distingue de « l’autre » par la place qu’il réserve à la « fête », évidemment bannie du système de représentation qu’on prête à cet « autre », qui n’en aurait pas, tout entier obnubilé qu’il est par la destruction de tout et il faudrait peut-être inventer l’expression « mode de mort » pour se faire une idée et de l’univers que nous attribuons symboliquement à l’individu qui nous menace, et de l’inversion systématique des caractéristiques que nous élaborons pour nous définir nous-mêmes. Ces catégories, on le voit ici, semblent donc elles-mêmes produites par l’image complémentaire que nous nous forgeons du monstre. Nous sommes festifs en quelque sorte parce que lui ne l’est sans doute pas ; ou alors : le terroriste refuse la fête, c’est elle qu’il vient châtier en nous, parce que nous voulons nous définir comme festifs.

   Ainsi, celui qui échappe à l’esprit festif ne peut être qu’un dément suicidaire : brillant travestissement logique puisqu’en même temps que la défense de cet esprit libéré et propre à goûter les joies de la vie, nous évaluons, dans nos discours, dans nos réactions entre amis, au moment d’aller voir à nouveau jouer les Eagles of Death Metal, la probabilité de notre survie.

Le mythe de la sécurité : en guise de conclusion…

Pourtant, comment ne pas entendre dans les diverses réactions aux attentats l’expression d’autre chose qu’une peur de se voir soi-même, ou les siens, tout à coup mis en danger de mort par un ennemi quelconque ? On parle beaucoup de sécurité, on parle beaucoup des moyens à employer pour que l’horreur ne se reproduise plus, mais cela signifie-t-il vraiment que la peur de mourir, même au sens symbolique, en tant que « citoyen » français, ou dans un sens plus étendu « occidental », soit la principale motivation de la panique qui nous saisit à la nouvelle, foudroyante, de ces événements ?

Il semblerait que non. En tout cas, si notre survie est en jeu, la définition de ce « nous » reste problématique. On parle de civilisation qui se renverse, qui basculerait dans un fondamentalisme haineux. Et ce qui serait renversé, ce serait donc un ordre précieux, longuement élaboré par notre tradition. La peur de perdre ce trésor nous animerait donc, en quelque sorte, dans « notre chair ».

D’abord, il n’est plus à démontrer qu’aucune nation occidentale n’est plus capable depuis longtemps de présenter sur cette « scène mondiale » où elles pourraient toutes prétendre non seulement à la survie mais, sur le plan symbolique, à la pérennité, un modèle de société, non seulement composé des mœurs mais également d’un savoir commun qui nous donnerait une identité commune que la barbarie met à mal.

Derrière notre réaction de terreur, comme derrière tout mouvement général susceptible de produire une insurrection (puisqu’on parle aussi beaucoup de « guerre civile » à redouter), il faut voir non une histoire de la civilisation qui serait mise en péril, mais une histoire de la terreur,  « A history of violence », pour reprendre le titre d’un film de Cronenberg sorti en 2005, éminemment intéressant en matière de restitution « tel quel » des symboles qui pétrissent la vie d’un individu dans les sous-terrains de son imaginaire. Dès lors que son passé de violence refait irruption dans sa vie bourgeoise, par l’intermédiaire de janissaires, envoyés par son propre frère, élément destiné à ajouter l’ingrédient familial et le topos des « frères ennemis », afin de le pousser à reconnaître ce passé, le héros de Cronenberg accepte de réaliser ce qui semble bien tapisser l’histoire de notre processus de « polissage » vers la démocratie depuis l’antiquité : la vengeance. Vengeance qui répond à la vengeance, puisqu’on peut considérer les provocations réitérées du « grand frère », qui est paradoxalement resté « bloqué » dans leur passé commun, comme des efforts pour le « ramener » à sa « nature » première : combat du géant mythique gonflé de vent contre l’encore jeune homme historique, doté d’une puissance d’action « réelle », celle qui ne le ramènera pas à son point de départ, ni l’origine mythique dans la pensée du frère, ni le pseudo « nouveau départ » que sa vie familiale un peu creuse avait prétendu être pendant le temps de l’imposture. Pour sortir du conflit mythe/histoire, il faut terrasser le mythe, avec les moyens du mythe, pour reprendre l’histoire, une fois lavée de ses ersatz de mythes : c’est la réflexion ou, mieux, l’impression, puisqu’il s’agit d’un grand film, que peut créer la dernière scène, quand, revenu de son enfer personnel de meurtrier « naturel », le personnage reprend sa place à table, encouragé silencieusement par ses enfants, mais laissé seul par la fin du film face au point d’interrogation pour l’avenir que dresse devant lui le silence de sa femme.

 Le mythe du « bouc émissaire », au cœur d’une tragédie comme Œdipe Roi, de Sophocle au Vème siècle avant J.-C., par exemple, largement mis à jour par les travaux de Jean-Pierre Vernant et surtout de René Girard, nous invite à penser a contrario de l’idée communément répandue selon laquelle cette « peur » serait « légitime » en ce qu’elle représente un sursaut salutaire de défense des forces civilisationnelles qui se dresseraient face à la menace d’un retour du barbare, ou encore, pour mieux le dire, d’une barbarie inédite en ce qu’elle appartient à l’étranger fondamental.

Cet étranger modèle c’est celui qui s’opposerait à nous pour permettre de nous définir nous-mêmes et que nous reconnaissons comme par hasard beaucoup plus aisément dès lors qu’il est possible de le faire ressortir à un passé encore mal digéré et dont on s’efforce de voir la résurgence ou la continuité dans les événements d’aujourd’hui : la guerre d’Algérie, encore vivante dans de nombreuses mémoires familiales comme le parangon des terreurs liées à l’image d’une ennemi arabe (se souvenir du tollé général soulevé par les joueurs d’origine algérienne refusant de chanter la Marseillaise sur un terrain de foot, l’arène moderne), la répression sanglante des manifestations pacifiques de 1961, organisées  contre un couvre-feu qui ne s’appliquait qu’aux populations d’Afrique du Nord, l’affaire Malik Oussekine en 1986 et plus généralement les différentes vagues d’attentats qui ont frappé la capitale française depuis les années 80 ont bien entendu ramené ce besoin d’une violence en réponse à la violence vers le seul horizon du Maghreb et du Moyen Orient.

Si un laitier breton, harassé de taxes et de dettes au point d’en recourir au suicide, décidait tout à coup de se lancer à toute vitesse avec son camion chargé de fûts dans une foule de marché ou dans la cour d’une préfecture, aurions-nous la même réaction ? éprouverions-nous la même chose ? Il y a fort à parier que non, que notre terreur serait atténuée par une certaine compréhension face à un drame social et qu’on comprendrait ce « coup de folie » comme le signe d’un désarroi qui nous intime la compassion. Et quand bien même nous le condamnerions, ce ne serait pas au nom de notre « civilisation » mais au nom de la justice, qui ne peut être rendue par un individu et qui ne doit pas s’abattre aveuglément sur une foule innocente.

L’idée que « nul n’est innocent », héritée de l’existentialisme de Sartre et surtout Camus (celui de la Chute, par exemple) ne parviendra jamais à nous faire admettre l’arbitraire des attentats, quand bien même nous la comprendrions intellectuellement. Quelque chose résiste en nous, qui relève sans doute d’une tradition chrétienne attentive à ne donner la mort sous aucun prétexte, à « aimer son prochain comme soi-même ».

Ce n’est donc pas le fait de donner la mort aveuglément qui nous scandalise seul aux images du carnage du Bataclan ou de la Promenade des Anglais. C’est, comme on a essayé de le démontrer, la réalisation totale, immédiate, pour ainsi dire instantanée, du symbole croisé de tous les symboles qui sont convoqués par les ingrédients de la mise en scène déroulée (sciemment ou non) par les terroristes et leur reprise dans les langages médiatiques et politiques qui explose dans notre esprit : le terroriste n’est plus un « prochain ».

Tout se passe finalement comme si la dissociation relevée par Marx entre les deux occurrences d’un même événement historique se retrouvait comme aplatie et se présentait désormais sous la forme d’un masque de Janus dont on ne saisit plus la dualité. Sous Louis-Napoléon, l’économiste allemand reconnaissait le visage auguste de l’oncle, désormais travesti dans une parodie grotesque. Mais il faut ajouter que Napoléon lui-même n’était finalement que le singe d’encore plus illustres prédécesseurs :

Si les premiers brisèrent en morceaux les institutions féodales et coupèrent les têtes féodales, qui avaient poussé sur ces institutions, Napoléon, lui, créa, à l’intérieur de la France, les conditions grâce auxquelles on pouvait désormais développer la libre concurrence, exploiter la propriété parcellaire du sol et utiliser les forces productives industrielles libérées de la nation, tandis qu’à l’extérieur, il balaya partout les institutions féodales dans la mesure où cela était nécessaire pour créer à la société bourgeoise en France l’entourage dont elle avait besoin sur le continent européen. (op. cit.)

Et, plus loin :

Ils n’ont pas reçu seulement la caricature du vieux Napoléon, ils ont reçu le vieux Napoléon, lui-même sous un aspect caricatural, l’aspect sous lequel il apparaît maintenant au milieu du XIX° siècle. (ibid.)

Et cela semble bien être le point nodal de notre comportement « révolutionnaire », c’es-à-dire une forme de confusion où, sous l’apparence de nouveauté des événements présents, nous croyons reconnaître une grandeur, ou une horreur, passée, au lieu d’y lire une défiguration de symboles historiques à travers la caricature :

La résurrection des morts, dans ces révolutions, servit par conséquent à magnifier les nouvelles luttes, non à parodier les anciennes, à exagérer dans l’imagination la tâche à accomplir, non à se soustraire à leur solution en se réfugiant dans la réalité, à retrouver l’esprit de la révolution et non à évoquer de nouveau son spectre. (ibid.)

« Se soustraire à leur solution en se réfugiant dans la réalité » : là est peut-être, justement, la solution. C’est-à-dire, dans le cas qui nous intéresse, nous défier des solutions de continuïté symboliques pour reprendre le fil de l’histoire ; rendre au symbole sa dimension grotesque, et parfois anecdotique ; retrouver la sensibilité parodique sans tomber dans la dérision, dont elle n’est que l’avatar trompeur.

Le document d’ « archive instantané » que nous avons essayé de définir au début de cette deuxième partie comporte donc tous les défauts d’une anti-leçon en ce qu’il néglige, à la manière d’un animal forcené, la nécessaire distanciation entre la copie et l’original, non seulement à l’échelle historique mais également à celle de la vie individuelle et des rapports que l’individu entretient doublement au passé de sa communauté et au sien propre. Il se présente en quelque sorte comme un aperçu immédiat sur la réalité en même temps qu’il ouvre dans l’inconscient collectif la trappe aux fantasmes d’une histoire mal apprise. Avec ses armes en plastique, le terroriste me dépossède de mon enfance fantasmée dans la joie et l’innocence, de celle que vivent dans mon imaginaire mes propres enfants ; en même temps qu’il me dépossède de ce passé historique tout entier fantasmé lui aussi à travers sa nationalité maghrébine. On n’a d’ailleurs jamais entendu autant de cours d’histoire à la va-vite que ces derniers temps et on peut, sans trop s’avancer, supposer que l’histoire des invasions barbares, Charles Martel à Poitiers et autre vase de Soissons, n’auront jamais eu autant de « valeur historique » qu’aujourd’hui. Aucun média n’est à ma connaissance revenue sur cette dimension parodique (encore une fois volontaire ou non) de l’attentat de Nice, pas plus que sur la nécessaire vulgarisation à laquelle cède l’enseignement de l’histoire quand il choisit de passer (ce qui peut être légitime) à travers une collection de « moments fondateurs » qui deviennent facilement des tableaux tout à fait comparables, dans leur isolement allégorique, à ceux de toute propagande. Le tort de ces images factices est donc de nous ramener à un passé qui n’a jamais eu lieu. Une sorte de passé imaginaire qui est finalement encore plus barbare que celui duquel nous nous revendiquons quand nous faisons mine de défendre notre idée de la civilisation. Le héros de Cronenberg, qui cède finalement à la violence, ne le fait pas en réponse à un déchaînement intime, il ne « re-devient » pas barbare : au contraire, il cède « finalement », après bien des tentatives pour y résister, à la nécessité (selon lui) d’éliminer les acteurs de ce passé envahissant. Le massacre (car il s’agit bien d’un massacre) a lieu dans un château complètement anachronique, fruit des lubies d’un grand frère mégalomane et tout entier pétri par les souvenirs immatures de leur enfance commune, serrant son petit frère dans ces bras avant de tenter de le faire étrangler, par derrière, devant lui. Le talent de Cronenberg est donc bien de nous ramener à la dimension totalement symbolique de la vengeance sur un mode burlesque. Le cas semble par exemple plus discutable dans les films, par exemple, de Refn, Drive (2011) ou Only God forgives (2013), qui donnent une impression plus floue, dans l’exaltation morbide qui les traverse d’une violence conçue comme sans limite et devant toujours trouver des mises en scène plus démentielles, pour libérer l’horreur.

Toujours est-il que le travail des cinéastes est de nous ramener au ridicule de la violence, en particulier de la violence au second degré, celle qui répond à une prétendue violence première ou, plus vraisemblablement, à une altérité qu’elle perçoit de manière paranoïaque comme toute entière dirigée contre une intimité profonde et précieuse. Ce déchaînement primitif, qui semble ancré dans l’extrême modernité des décors, sorte de « sur-contemporanéité » magique où l’espace est éclaté en lieux distincts qui comportent tous leur potentiel propre d’extrapolation barbare, l’est finalement plus que ce que nous pouvons imaginer des temps passés les plus obscurs : le héros de Refn ne semble motivé par rien d’autre qu’un désir de vengeance personnelle, qui saisit le prétexte d’une rencontre, faible femme qu’il faut défendre contre la pègre (Drive) ou va puiser dans un passé personnel, lui-même détraqué parce que les mythes y sont confondus avec les réalités (OGF), le motif d’une rédemption de pacotille qui le « pilote » mécaniquement jusqu’à mourir sous le sabre du meurtrier de sa mère, elle-même véritable incarnation de la mère monstrueuse.

Derrière le mythe de la sécurité, il y a donc ce fantasme d’une « pax romana » bourgeoise qui n’est finalement défendu que par ceux qui en profitent et qui crient au scandale civilisationnel quand leur demeure est en proie aux flammes d’un incendie qui n’est pourtant que symbolique. Je crois que ce n’est pas faire injure au monde agricole que de supposer qu’il aurait sans doute plus d’indulgence pour un « laitier fou » que le fonctionnaire d’Etat ou l’homme d’affaires.

Ce mythe est aujourd’hui sans doute plus fort qu’à toute autre époque. C’est sans doute qu’on nous a « promis », en échange de tous les sacrifices auxquels nous avons l’impression de consentir dans notre vie professionnelle et sociale, une paix, une sécurité qui sont en fait toutes entières synonymes d’un maintien de cet ordre dont nous disons souffrir par ailleurs : « Au moins, il nous reste ça… » semble murmurer, sous les cris de colère déchaînée, notre souci profond. Le philosophe Alain Badiou, dans un texte d’apparence mineure, Eloge de l’amour (2009), nous a d’ailleurs parfaitement expliqué les rouages de cet esprit sécuritaire dans notre recherche de « l’amour ». « Ayez l’amour mais pas les risques », s’amuse-t-il à proposer comme un slogan parodique qui révèlerait le message subliminal, celui auquel nous serions sensibles, en secret, à l’abri de la honte, dans notre engouement pour les sites de rencontre comme Meetic.

Et c’est sans doute cet esprit-là duquel nous devons avant tout nous méfier, parce qu’il est avant tout le produit de substitution que nous fournit l’idéologie contemporaine sur la base de mythes et de symboles qui se sont fait oublier en tant que tels : un substitut bien pâle qui échoue à nous consoler de la perte de ce que nous vivions jusque-là comme une quête, purement symbolique et, vécue comme telle, énergisante, de « l’âme sœur »…

Reprendre les constituants fondamentaux de l’amour pour le réduire à l’érotisme en en proposant une version « safe », c’est exactement comme reprendre les perspectives de la morale chrétienne, mais sans dieu : c’est sur ce paradoxe d’une religion « en kit » que des auteurs comme Dantec et Houellebecq, largement travaillés eux-mêmes par la question de l’émigration, ont d’ailleurs tramé en grande partie leur œuvre romanesque. Piégés par les allégories sans substance, qui ne renvoient plus qu’à elles-mêmes, les hommes du monde moderne cèdent à la mise en abîme perpétuelle, prisonniers d’un infini jeu de miroirs en vis-à-vis où ils se donnent l’illusion de satisfaire un désir d’éternité.

Le principal problème auquel nous sommes donc confrontés en ce qui concerne nos moyens d’actions et les possibilités de résistance à la violence qui s’offrent à nous, est celui de l’importance que nous accordons aux impressions que produisent les images et leur commentaire en nous. Nous nous trompons finalement dans notre façon d’identifier l’horreur : elle n’est pas proportionnelle, si on l’entend comme une irruption scandaleuse du mal ou de « l’ennemi » qu’il s’agit de contre-carrer, à l’impact qu’elle a sur nos consciences. De là qu’il est profondément absurde de chercher à hiérarchiser les catastrophes de ce monde sur l’échelle de l’atrocité, et de se demander si un désastre se mesure en nombre de morts. L’horreur, en elle-même, n’est qu’une sensation, aussi dévastatrice soit-elle. Elle est une émotion à la fois produite par les images et leur résonance en nous, et créatrice de ces mêmes images en retour, jusqu’à les faire proliférer, de manière centrifuge lorsque nous les rapportons au monde et de manière  centripète lorsque nous les ramenons à nous, à notre « histoire personnelle ». Il faut célébrer ces moments, il faut se recueillir, il faut pleurer à la vue d’une illumination bleu-blanc-rouge sur les parois de Big Ben ou lorsque Obama est à deux doigts de dire qu’il est français, « comme tout le monde »… Il faut ces rituels, ces cérémonies, ces regroupements pour se recueillir et il les faut peut-être même « dans les grandes largeurs » car ce sont les seuls moyens que nous ayons trouvés pour « répondre » à ce qui nous frappe comme impensable et combler le vide que cette déflagration produit en nous. Il le faut car c’est le rôle de notre malheureux folklore humain. Mais lorsqu’il s’agit de rendre compte des événements qui produisent de tels hiatus en nous, nous devrions être plus éclairés face à ce que les images et les discours, tous les deux finalement équivalents dans leur vocation à être pris « au pied de la lettre », prétendent projeter  ou réfléchir en nous des « images » originelles, inaccessibles, inexistantes, des événements eux-mêmes.

Oui, il y a bien une rupture, et elle devait produire sa crevasse dans nos consciences. Mais en face de nos écrans, nous devrions être tels que les médias et les politiques seraient obligés de s’adresser à nous autrement. Derrière l’émotion première, nous devrions craindre le réveil du loup des contes, de la bête monstrueuse et grotesque. Une fois celle-ci domestiquée, nous devrions être capables de différencier l’impact spectaculaire des crimes et leur capacité à nous renseigner sur l’état du monde, à nous parler de lui. Certains ont la capacité de mobiliser tous les pouvoirs du visuel et de l’auditif, mais il y a bien de l’horreur tapie dans l’ombre, dans le silence d’un consensus qui est tellement enraciné qu’on n’en voit plus la signature. Réservons notre stupeur, notre effroi pour les « spectacles » de l’horreur, ré-apprenons à les considérer comme tels et refusons qu’on nous les vende pour des réalités. Et fabriquons-nous les moyens d’une autre panique : celle qui devrait nous saisir dans tous les cas bien réels d’une catastrophe pour notre civilisation : ceux sur lesquels nous pouvons agir, ce qui prouve justement leur « réalité ». Un élève sur six ne sait pas lire à son entrée en classe de Sixième : la terreur ne devrait-elle pas nous saisir devant ce genre de problèmes, ne sont-ils pas tout aussi « structurels » que ceux beaucoup plus tonitruants où on a décidé de projeter toute l’horreur de notre monde, comme pour boucher une brèche ? Ce serait peut-être le signe d’une société en bonne santé et, peut-être, par là, celui d’une Cité. Enfin.

© Sébastien Pellé

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