Les fraisiers sauvages

Les fraisiers sauvages

– Vous ne le savez pas, mais on a vendu le monde. Là, ça vient de se faire.

– Mais c’est pas possible, j’étais dans mon jardin, là, je faisais un tour pour vérifier les choux.

– Si, si, je vous promets.

– Mais… ça dame, et vous pensez qu’il y aura peut-être moyen d’en avoir un bout ?

– Ah ! ah ! Certainement pas ! Tout a été vendu, tout. D’ailleurs vous devriez vous habituer à ne plus dire « mon » jardin. Ni même « mon » salon, « ma » cuisine. Je vous conseille de ne pas vous installer dans un pareil déni, généralement, la fin est rude. Poutre, corde, fusil…

– Ah oui, carrément ? Mais justement, j’avais planté des fraises. C’est compliqué les fraises, les premières années, ça ne donne rien. La cinquième, avec de la chance, le terrain s’est fait, elles se sont acclimatées, elles donnent un ou deux fruits, sur chaque pied, tout petits les premières années à nouveau. Commencent à être mangeables au bout de quelques années, encore, à nouveau. En exagérant on compte deux fois dix ans : guerre de Troie et retour à Ithaque.

– Tout compris ?

– Tout compris, thalasso chez Circée comprise.

– Ah oui quand même. Et vous faites cet… cette culture (j’allais dire élevage!) depuis longtemps ?

– Oh c’est-à-dire depuis que je suis né on va dire oui c’est ça depuis que je suis là quoi, on plante, on surveille, on s’éreinte.

– Oui j’imagine. En tout cas, c’est bon, vous ne vous en faites plus : le monde a été vendu. Là, propre, d’un coup, vous auriez vu ! Win-win sur toute la ligne ! On ne voyait plus rien ! Des mers de billets jetés dans l’air, les écrans en flamme, une avalanche de pognon et le monde pshitt : plus rien ! Une beauté indescriptible.

– Du coup, pour mes fraisiers ?

– Ah oui là non vraiment je suis embêté pour vous.

– C’est plus la peine alors.

– Non, mais vous savez, en même temps, ça ne l’a jamais vraiment été. Si on ne se ment pas, vous l’avez toujours su, non ?

– Oh, oui, oui, déjà tout petit, je sentais bien que ça clochait. Un truc fêlé quelque part, l’école, le bus interminable, les camarades pas malins, oui, oui, je savais dès le début : je ne regrette rien, on pourrait presque dire que j’ai signé.

– Ne vous blâmez pas : vous étiez jeune.

– Oui mais quand même, j’ai eu des occasions : à quatre ans, une poutre à dix mètres pour aller voir des petits chats qui venaient de naître, à quatre pattes à la queue-leu-leu qu’on était, ça n’aurait pas dû rater eh bon, quand même pas mal de matériel agricole, des faneurs aiguisés comme des herses, une fosse à purin, non vraiment j’ai gâché pas mal d’opportunités, à huit ans ça aurait pu être réglé vingt fois et même, par dignité, j’aurais pu me jeter au dernier moment sous un tracteur, entre deux chiens, non vraiment je n’ai pas su saisir les perches qu’on m’a tendues.

– Ne soyez pas trop dur avec vous-même. Ce n’est pas votre faute, c’était tentant d’y croire. Eh puis, il n’est pas trop tard. Tiens, justement, cette grange là-bas m’a l’air parfaite, majestueuse, muette, je vous accompagne ?

– C’est ma bibliothèque.

– Quoi ! Non, ne me dites pas… Ah vous êtes un sacré numéro dites-moi ! Vous ne chercheriez pas un petit peu à faire l’intéressant ? Où est le mal ? On a tous besoin d’attention bien sûr. Je vous suis…

– Disons que c’est un peu sombre et il y a du boulot mais avec des idées c’est une jolie bâtisse à retaper, avec les moyens bien sûr.

– Vendue ?

– Presque.

– Hollandais ?

– Non des Chinois. Une famille. Plutôt sympas.

– En tout cas, ceux-là ils sont pas venus pour le vin ah ah !

– Ne sont pas venus pour les fraises non plus je crains.

– Oh ne soyez pas cynique allons ! Je commençais à bien vous aimer.

– Vous voyez les rayons tout en haut ? Oui ? Enfin, vous voyez que le bandeau de ténèbres juste sous le toit ce sont les derniers rayonnages ? Ce sont les livres que j’ai lus en premier dans ma vie. Plus vous descendez et moins je les ai lus. Celui qui est au bout de mon bras, je n’ai même pas lu son titre. Sur les premiers rayons, j’ai rangé les livres à bout de bras, sans les regarder. Pour ceux du bas, j’ai demandé à des amis de le faire. Les yeux bandés pour ceux qui avaient trop de mémoire visuelle.

– Mais pourquoi vous me dites tout cela ?

– Oh je ne vous le dis pas du tout dame, je me le dis à moi tout seul. Je parle à voix haute. Pour être sûr.

– Oui je comprends, excusez ma question clivante. On s’y met ?

– C’est parti. Donc là on n’est plus chez moi ?

– Du tout, soyez sans crainte, on peut faire ça propre.

– Pas besoin de bâche ?

– Pas besoin de bâche ! Ce sera nettoyé par Siemens au moment de la conversion en bien universel.

– Fantastique, je vous remercie.

– Je vous en prie. Je vous ai dit : je vous aime bien, vous êtes gentil, je le sens.

– C’est vous qui tenez le fusil ?

– Oui, oui, je préfère.

– On se met comment ?

– À l’aise Émile, à l’aise…

Copenhague, le 29 mars 2020.