21 d’Alban Jacques Bouquette ou Hendrix à Decize
21, comme un cycle lunaire. D’où peut-être l’aspect insaisissable d’un album qui donne envie de devenir critique musical pour tenter d’en exposer le charme et le mystère. Pleins d’une cohérence secrète, les 21 morceaux vous emmènent dans un voyage dont on ne sait pas trop dire comment il a pu saisir autant d’images et de sensations mais dont on sent qu’il fut trop court : déjà le dernier morceau de cet opus de moins de 45 minutes vous rend, un peu éberlué, à une réalité que vous voyez différemment, que vous voyez mieux peut-être. Les influences du jazz, du blues et surtout du rock se combinent au sein d’un même titre à des échos de musique traditionnelle française ou océanienne, si on nous passe l’approximation géographique, pour prendre au hasard une couleur parmi celles qui nous sont tendues : 21 vous apprend que même sans culture musicale, vous connaissez la musique, comme si elle était en vous, d’une familière étrangeté.
Rude et tendre, l’album d’Alban Bouquette ressemble à 2021. A ses incohérences, à son besoin d’être rattrapé au milieu des turbulences, de sa morosité, de son abattement viral. L’album console mais sans anxiolytique : pas de résilience ici, plutôt une réinvention du combat et de la manière de chanter les grands sentiments ou les petits chagrins. Pas vraiment nostalgiques non plus, certains de ces quinze feuillets regardent le passé avec tendresse, larme à l’œil, parfois peur au ventre, mais toujours le sang bouillonne par en dessous, la flamme palpite sous les feuilles mortes et si refaire le monde n’est plus d’actualité, ce n’est pas pour rêver dans son coin que le soldat Bouquette pousse la chansonnette. Le soldat n’est pas rose, les lendemains non plus, mais l’art est là, musical vaille que vaille : 21, bulles intimes et universelles, lancées comme autant de bouées généreuses et de bouteilles à la mer aux messages sans consigne.
Lyrique, mélancolique, la voix caresse ce qui nous blesse, nous a blessé, nous blessera encore. Entre toutes les eaux du blues et du rock, ressuscité sans radotage sur le bitume de la vie banale qu’il ose encore raconter, ce qui n’est pas un mince courage, c’est aussi peu de la chanson française que du texte chansonnier anglicisé qui singerait la pop, même avec talent comme dirait Serge pas si barré. Le swing, maître-mot de l’album, est plein d’une énergie sensuelle qui évite les écueils du pathos et plonge juste ce qu’il faut dans le groove toujours un peu capiteux des amours perdues et des mondes imaginaires bien réels, à la Corto Maltese si on veut. Le but : toucher les organes vitaux, exciter les points névralgiques sans lasser, sans piétiner, sans imiter. C’est plus Apollinaire s’ébrouant dans la brume qu’aucun chanteur du patrimoine, qui pourtant est là. A moins qu’on considère Hendrix comme un chanteur, puisque sa voix passe ici dans les guitares de manière récurrente, comme un clin d’œil embué. Un Jimi qui serait venu se promener aux bords de Loire, trop énervé pour taquiner réellement le gougeon, pas loin d’une ville aux piscines désaffectées qui refuse de mourir. Adjani vient d’ailleurs faire la maligne, toujours en petit pull, pour une petite visite sur fond d’accords aquatiques : le chandail était resté coincé derrière un radiateur, de Cadillac ou de cuisine, là où on attend, faute de petits-enfants qui viendraient casser la routine, la fin du confinement. A moins qu’un Michel Simon, la voix rajeunie comme il ne l’a jamais eue, lui vole la vedette sur un air qui n’a plus de temps, de date ni d’époque et ne ressemble qu’aux chansons du passé qui n’ont pas été écrites, en tout cas pas comme ça. Sur le texte d’un autre Michel, Benoit celui-ci, espiègle tricoteur d’influences à la patte stylée qui renforcent la sienne, entre le familier encore étrange et la maladresse savante d’un plus-que-Miossec et la singularité d’un discours vraiment tiré du Loch Ness où Viviane prendrait quand même son bain, entre deux pastis, ou deux kirs.
On prend de-ci de-là quelques coups de pelles dans la gueule, c’est la misère qui remonte, électrifiée par le démon de la révolte, pas suffisamment tasée pour rendre l’âme (à qui elle n’appartient pas bien sûr) car bon dieu, il n’y a pas de raisons de s’arrêter aux constats convenus de la fin des combats sociaux ou artistiques. Avec Alban Jacques, on n’est pas sorti de l’histoire mais on ne la récrit pas non plus : on la rebranche, on la berce, on la brode en dentelles exotiques et c’est peut-être là le plus grand mystère de cet album qui ne se contente pas d’être insaisissable, comme beaucoup de très bons prédécesseurs, Bashung en tête, mais qui nous donne envie de nous ressaisir, comme Alain moins. Pour nous étreindre et pour gueuler, ne plus laisser passer la chance d’être émus, tout au fond et pour de bon. Dans un bar de la rue de Saint-Martin, Hendrix, qu’Alban confond volontiers avec Dieu, à la différence qu’il y croit, sirote un café crème, ou un Pouilly, avec la brume, on ne sait pas. Album dont on ne peut parler finalement que le feu aux tripes, qui met les poils et nous parle de ceux qui comptent, nous les humains, les individus que rien ne tuera complètement tant qu’il y aura de la musique. A Decize, autre ville de la Nièvre, belle insoumise qui boude fièrement la fausse gloire d’être chef-lieu de Canton, le Velvet remet le couvert, influencé par les effluves du fleuve et Lou Reed joue aux fléchettes avec Morrison, en se racontant le Révolution française sous l’ombre de Saint-Just : de l’imaginaire bien réel, comme je vous disais. Mais c’est bien le piano d’un John Cale nivernais qui brûle un dernier billet doux, dur ou tendre, on ne sait toujours pas… Au fait, il est pas mort Hendrix ? Ah non, ça c’est Bobby Lapointe.
Morceaux trippants, morceaux flippants, que n’a rendu possibles que le talent d’un poly-instrumentiste naturellement surdoué et qui l’ignore sans doute mais ne fait pas semblant : ni de mêler la musique sophistiquée aux plans traditionnels de toutes les musiques populaires du monde, ni de ne pas le savoir.
Blanche-Neige finira par se faire justice elle-même et toutes les femmes du monde avec elle pour ne plus craindre d’avoir un corps avant d’aller laver les couloirs du métro, si on laisse un tel artiste sauver de toute pompe les discours les plus impitoyables aux horreurs qu’on sait trop répandues pour les croire réversibles. Animé d’une générosité guerrière, Alban Bardamu fait flèche de bien des bois mais il fait toujours mouche : comme les vrais archers, il ne ferme pas un œil, pour être sûr de viser juste à côté de la mire, là où les mots s’aplatiraient. Il y a même un instrumental, ou presque. Et si la montée ne ressemble pas à une escalade du Floyd version psyché (la déesse du souffle) qui aurait décidé de réimproviser la prise de Wall Street, c’est que je ne suis vraiment pas critique musical. L’album est fini : à la soupe.
Sébastien Pellé, 11 juillet 2021.
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© Sébastien Pellé 2021.