Le Lieu

LE LIEU

J’en ai plusieurs, c’est pourquoi ce titre est au singulier. On me dira : tu cherches encore la contestation, tu polémiques. Peut-être en fait je n’en ai aucun. Qu’est-ce qu’« avoir » un lieu ?

De naissance ? de vie, comme on dit ? le lieu où l’on reste ? le lieu où on prévoit d’aller ? Plus grandement : le lieu qu’on imagine de ses rêves, lieu imaginaire, lieu qui n’existe pas, au sens propre « non-lieu », lieu qui n’est pas, étymologiquement : utopie ?

Toujours est-il que lieu il y a eu lieu et de lieu on ne peut prétendre se passer, êtres que nous sommes qui sommes dans l’espace. L’habitation, au sens du poète, repris par le philosophe : lieu que je construis parce que dans l’inscription duquel je parviens, un tant soit peu, à me définir, me situer, c’est de cela que je vais parler. Lieux épars, lieux de vindicte, lieux chers à nos cœurs, vous voici conviés par ce préambule apostrophique qui ne sait où il va : sans feu ni lieu, nous voilà !

Le lieu-dit m’attrape premièrement. Il s’impose par le langage, qui est le mode de ma pensée, son horizon, sa limite, sa condition d’exister : langage, tu m’imposes cette première amorce, je te suis. On dit le lieu donc, on dit que le lieu est dit : c’est un lieu qui est dit s’appeler comme cela, bled tout petit, à peine reconnu par la carte, à la limite de sa reconnaissance, à bout de force elle le reconnaît : oui, tu es là, lieu, on m’a dit que tu l’étais, je ne sais plus qui, je ne reconnais pas cette parole comme officielle mais je ne peux te négliger (dit donc la carte), je te nomme, je t’établis sur mon territoire, tu es là, mais tu es nommé comme si on avait raté ton baptême. Tu marqueras donc la limite d’un territoire sans nom, tu seras le lieu de l’ultime nomination au-delà de laquelle il n’y a plus de nom, tu es la limite extrême avant la terra incognita des Romains, qui nous ont imprimé ce désir de nomination et nous pourchassent encore, ADN compris, dans notre paresse de connaître : je te nomme, donc je te connais, mon désir de connaissance n’ira pas plus loin, lieu-dit j’ai dit ! J’édicte !

Je suis personnellement né dans un lieu-dit. Vous me direz : c’était mal parti ! C’était très bien parti, au contraire : j’ai la chance de ne venir de nulle part que le langage ait échu, d’où mon goût, renversement sympathique, pour la langue. Il n’y a plus qu’elle pour tenter de dé-nommer cette absence de nomination ; ce qui ne reviendra pas à un baptême, là que j’ai de la chance : le nom du père ne m’aura pas. Sartre en a dit plus long sur le sujet, ne paraphrasons pas.  De là vient que m’importe peu qu’on me lise : j’écris pour être lu par moi, ce qui est, à nouveau, la meilleure chance d’écrire. En ce siècle où pullulent, etc., etc.

Calvaire, mât suspendu au sommet des naufrages vacants. Carrefour qui hésitait à me proposer sa promenade. Mon non-lieu était celui de tous les lieux possibles : j’avais surtout à ne pas les visiter. D’ailleurs, toutes mes promenades étaient trop éthérées pour imprimer autre chose que des images. Mes yeux mêmes ne voyaient pas vraiment, ils rêvaient à d’autres lieux, la superposition empêchait toute impression directe. La crise de la représentation était de loin une crise de longtemps dépassée par la virtualité totale de mon expérience pédestre.

Lieux de désir, lieux de recherche du désir, avancée sur les chemins qui étaient l’approfondissement du désir lui-même. Revenir s’avouait comme un échec, le retour bredouille, le renoncement à jouir, j’en souffrais énormément pendant les heures qui suivaient la promenade, de là que j’ai gardé une extrême méfiance pour toute sortie pédestre qui ne soit pas pure ballade, au gré du caprice partagé avec l’ami ou l’amante.

Je m’époumone déjà, il faudrait retrouver l’assiette. Si j’ai parlé du Calvaire, c’est qu’il hante mon enfance et qu’il est vertical dans un territoire, non de plaine, mais d’étendue plate subtilement vallonnée. Cartographie de ma carte-mère, je suppose. Le carrefour aussi, la « patte-d’oie », comme on disait « chez moi » (là tout un mystère d’expression douteuse), c’est-à-dire, si on est précis, tout sauf un carrefour : la patte d’oie impose d’être vue dans un seul sens, vous êtes sur l’ergot, elle vous propose deux branches. Œdipe n’a pas fait mieux. Mais moi sur aucun des deux chemins, je ne pouvais avoir la chance de tuer le père, je veux dire, bien sûr, la « Fortune ». Père qui n’était jamais croisable, à qui on ne pouvait dès lors refuser la préséance, puisqu’il était partout, capable de surgir à tout instant d’une côte ou d’un virage, sillonnant qu’il était de tous les chemins à bord de sa camionnette C-15. Bondissant par monts et par vaux, affairé sans but réel, flâneur ou hyper-surveillant, de ses vaches le gardien où le profiteur indélicat, je ne sais, je ne savais, mais surgissant, là, partout, toujours le même : amusé, concentré, m’interpelant ou plaisantant de mon désœuvrement, un père, véritablement, dans toute l’acception caduque de cette surveillance inutile.

J’en ai fini avec le père et avec le village : ouf. Vous y couperez. On coupera d’ailleurs par chemins de traverses : pas là que je voulais en venir, je resitue le propos.

Et mon propos est tel qu’il vise l’imaginaire, pas au sens des librairies bien sûr. J’ai d’autres prétentions, voyez-vous, j’ai la faiblesse de me croire aristocrate. Mais toute pensée des cartes est aristocratique : si tant de platitude, c’est quand même un aveu de verticalité ! La justice réelle s’ignore, si elle se désigne, c’est qu’elle se pense injustice. Rien de plus aristocrate que Hugo cher à mon cœur lorsqu’il défend la démocratie. Allons, voyez-vous, Houellebecq en fait un art dans La carte et le territoire en prétendant faussement, et vraiment pour qui accepte de le lire, que l’horizontalité est un art. Moi, je ne veux pas faire du Houellebecq, et pour une seule raison : je n’en suis pas capable. Sinon, vous pensez bien que je vous en tartinerais, bien à plat, un peu plus de confiture, le coussin de beurre n’est pas assez épais, remettez m’en, j’ai les dents qui bavent, mais non, je ne sais pas. Alors je vise le flambeau. Hugo est plus à ma main. Poursuivons.

Le lieu est imaginaire. Par essence. Et plus il est concret, plus il est imaginaire : là la clef.

Je rêve de partir. Il se trouve que je pars. Rien ne peut contredire ce fait : dans deux mois je serai ailleurs, et très loin, toutes les déterminations administratives de ce monde et sans lesquelles mon existence sociale est réduite à néant ont été, par ma main, disposées à délivrer ce verdict : je pars.

Je pense que la réciprocité est la condition sine qua none de toute tentative de « rapport » humain. Et je pense que la réversibilité des lieux est elle-même la meilleure chance de cette réciprocité. Sans échange des lieux, point de rapport, c’est ce que je pense. On y va :

New-York, elle est de New-York. La belle affaire. Mais si : je viens de loin, on l’aura compris (c’est un essai à la première personne, on l’aura compris aussi). Que n’adviendra rien que les lieux n’aient été de part et d’autre acceptés, validés, estampillés, jurés devant notaire est ma conviction. Qu’ils ne le soient pas, et c’est vase de Pandore que vous regretterez amèrement d’avoir ouvert.

On trimballe son lieu. Ce n’est pas le lieu de la naissance. Ce serait trop simple, on s’en tirerait à bon compte : petite compromission, Baudelaire a tout dit. Non, non, c’est un lieu composite, voyez-vous, un lieu chafouin, un lieu fait de lieux, un non-lieu fait d’espérances : Pandora y va sa java.

Je n’ai pas coupé l’herbe (c’est un exemple, on me pardonnera), tout pousse, de l’« herbe à vache » me dit un ami de bar de ce lieu d’adoption où je vis mes quarante-cinq ans. Et ils se marrent, tous, ils se marrent parce que ça dit mon incapacité à « habiter » le lieu, mais aussi mon plaisir à ne pas savoir l’habiter. On rigole, vous pensez bien, des fougères d’un mètre, des pissenlits qui défient les définitions de Spaendonck, on rigole sec. Mais voilà, la chose est là : j’habite sans habiter, je fais du Heidegger mal digéré, je suis un sous-poète de l’époque sans poète : de là que je suis le seul vrai poète sans doute, mais ça laisse la question ouverte : faut-il, ou non, que j’intensifie mes efforts, volés à la cadence quotidienne, pour habiter pleinement le lieu, quitte à faire semblant ? J’ai tendance à penser que la réponse est toujours dans la question : non pardi, je n’habiterai pas, de là qu’on aura du mal à me déloger ! et de là aussi que les échecs sentimentaux ne sont pas de mon fait, est-ce qu’on me suit ?

Alors je pars. Et je vous passe la psychologie de l’exil et de l’abandon, la nostalgie n’a pas sa place dans mon propos, ce n’est pas tout à fait arbitraire. Dans quinze jours, je n’habite plus ici quoique je n’y aie jamais vraiment habité : comment habiterais-je quelque nouveau lieu, qui se trouve parachuté lointainement et très grotesquement sur la carte de l’Europe, bientôt ? Là est la question, dirait l’ami Hamlet.

Et elle est très très bonne : je suis l’être qui, n’ayant dans le temps aucune assignation géographique, est incapable de se définir. Indépassable dans l’Absurde, je crois. Mais tellement grisant.

Je voulais en venir là sans doute. Après il y aurait à composer. Mais ça sentirait son étude, le joli accordéon avec tous ses thèmes en soufflets, je préfère briser, on m’aura peut-être compris. Le lieu est les lieux et pas de salut au-delà.

illustration : écoumène de Ptolémée