Je viens de tenter une énième percée dans l’horreur médiatique ambiante.
Hier c’était « la barre symbolique du million », « dépassée » par les « migrants », qu’on agitait pour créer un pseudo-évément qui fasse peur aux foules afin qu’elles s’installent, comme des poussins gentiment terrorisés, sous la lampe cathodique, avant d’aller déverser leur haine panique autour des tables de Noël… La barre de l’horreur ! la barre qu’il ne fallait pas dépasser ! la barre de l’insoutenable !…
Le plus inquiétant, au-delà de cette propension devenue naturelle à propager la peur, c’est leur nullité intellectuelle absolue. Je crois tout simplement qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils disent. Je regardais par exemple une interview de Houellebecq, à la sortie de son Goncourt, sur France Inter. La répartie de Cohen est troublante : on dirait qu’il essaie de se mettre à la place du nigaud moyen. Ce qui serait généreux si c’était à des fins pédagogiques, mais on sent une espèce d’ironie (face à l’originalité de l’artiste, considéré comme un doux dingue) qui semble bien plutôt là comme une précaution : si l’animal « dérape » (quand bien même c’est pour ça qu’on l’a invité), on aura toujours la possibilité de se maintenir dans cette position de retrait amusé. Il n’y aura qu’à être un peu moins amusé, voire de gronder un peu, comme on fait avec un enfant.
Et c’est bien là le problème : il nous reste deux types de journalistes dont le but est de nous infantiliser au maximum.
Le 1er est sur BFMTV ou I-télé. Il semble à peu près incompétent en tout, parle mal, fait des phrases brèves, mal découpées et pose des jugements qui se veulent consensuels. « La barre des millions » n’est une expression horrible que si on l’analyse ; à première vue, elle avance comme une expression traditionnelle, un proverbe, qui vient flatter les pires préjugés de l’auditeur. C’est la version « paternaliste » du journaliste, qui rejoint Hollande ou Valls depuis les attentats et leur récente décision de déchoir de la nationalité française les individus liés au terrorisme (il ne faudra sans doute pas être trop regardant sur ce « lien ») : « bouh… c’est pas bien ce que tu as fait : pour la peine, tu ne seras plus français ! na… », franchement, on n’en est pas loin.
Le 2ème me semble illustré par Patrick Cohen, qu’on ne peut pourtant pas accuser de bêtise ou d’inculture. Ou alors de bêtise institutionnalisée, de bêtise officielle, et d’inculture « actuelle », celle qui refuse d’approfondir toute question de manière un peu personnelle ou originale. Et le problème avec cette dernière, c’est qu’elle est peut-être encore plus néfaste que la première : en face de Houellebecq, ou de Godard, il est facile d’être à la fois complaisant avec les excentricités du bohème (le cigare de Godard dans les studios de Radio France) et ironique, voire moqueur, voire « taquin », encore une fois comme avec un enfant qu’on fait parler au repas de Noël pour faire rire les autres adultes : avec cette posture double, tout est gagné ! On a reçu le phénomène, donc on est cultivé. On s’est foutu de sa gueule, donc on reste des gens normaux. Ainsi, Houellebecq, Godard, les autres parmi ceux qui sont encore « invitables »sans traducteur parce qu’ils savent quand même jouer le jeu en ne devenant pas trop compliqués quand il s’agit de donner aux « auditeurs » ou aux « télé-spectateurs » (les différences entre les deux médias tendent à s’estomper, on le sait) des explications sur un point particulier de leur art (les explications qu’est obligé de donner aujourd’hui un écrivain sur le statut du narrateur font froid dans le dos tant elles donnent l’impression qu’on est en train d’expliquer la roue), tous ces créateurs sont « présentés » comme des mariolles, des marginaux qu’ils ne faut pas trop prendre au sérieux (« Pensez donc, créer, en voilà une drôle d’idée… »). Ce journaliste là n’est pas paternaliste, il est familier, complice de l’auditeur-spectateur qui se rassure, à défaut de ressembler à Houellebecq, d’avoir pour ami un type pas trop con.
C’est ça, le pire, je crois : qu’on freine les gens dans leur intérêt pour un art qu’ils connaissent peut-être mal, et qu’on complique encore leur accès à des livres qu’ils n’ont pas l’habitude de lire (pensons à ceux qui n’ont jamais lus et voudraient ouvrir un Houellebecq, même seulement parce qu’il a eu le Goncourt), des films qu’ils n’ont pas l’habitude de voir (pensons à un retraité sans aucune connaissance cinématographique qui se lancerait dans Pierrot le fou). On complique l’accès des gens aux véritables œuvres (celles qui sont « bizarres », on en revient là…) et on maintient ceux qui les connaissent déjà dans cette espèce de distance paresseuse qui consiste à rire de ce qu’on ne veut pas comprendre (la souffrance « réelle » de l’artiste en face du monde, par exemple). Autrement dit, on désamorce sous couvert de sympathie.
Ça faut peur, je trouve. Qu’on nous prenne pour des cons, passe encore, on essaiera de se défendre, mais qu’on nous prenne pour des enfants, ça, ça peut nous échapper…
© Sébastien Pellé