À L’ABRI (II)

II

À L’ABRI

Ça va je l’ai compris tu es partie depuis toujours nous nous étions postés aux deux extrémités du train qui nous sépare pour de bon peut-être s’est-on rencontrés au carrefour c’est une idée un peu boiteuse un sas interdit aux baisers comme une antichambre tragique où les deux temps asymétriques manqueront de s’emboîter car c’est le temps des tragédies

L’espace divisé toujours d’un pan supplémentaire éloignement indécoupable éloignement sans un sursit l’absence dépose son flou mais n’effacera rien du tout c’est la transparence des choses qui est en jeu toute sortie est désormais définitive nous assistons au spectacle sans fin de la mort en action quelle énergie enfin folle

C’est la dalle disjointe et le talon bancal qui nous font dériver depuis cette rencontre qui se perpétue dans la jointure inouïe d’une vitre fêlée d’un regard damassé sourire démasqué jalousie médiévale à la faveur d’un aiguillage un peu foireux je me suis condamné à penser à ta place et je me suis condamné à te laisser me rêver quelle inconscience inane j’aurais dû ne jamais fuir quand il était possible de pencher sur toi je ne serai plus jamais à l’abri d’une rechute ne serai plus à l’abri derrière les miroirs et les loupes qui strient la transparence inique entre nous deux j’avais des chances assez maigres et je chute libre à ne savoir me retirer de ce départ

Ce n’est pourtant pas si mal d’être ailleurs à sécher d’ennui dans la toute autre ville où les fleurs continuent de pousser leur mensonge identique et pareil à l’oubli des amants c’est drôlement chouette d’être ici en vie en même temps que toi là-bas je creuse un écart pourtant déjà d’un quart de siècle à l’arrivée et je me momifie tu me reconnaîtras on n’est plus à ça prêt dans l’économie de nos tristes moyens

On attendra que tu sois vieille pour l’amour moi ce sera un peu plus loin dans la descente où parfois je vois quand même des étoiles que je saurai encore nommer pour te séduire un peu plus loin quand je porterai mes cageots sur le chemin qui est sans fin qui est en bas qui ne débouche sur le lac et ses soucis ses sapins et ses saules vains et d’autres arbres qu’on pourrait inventer s’il nous fallait s’exclure au monde tu le sais bien tiens-moi très fort avec ta main je vais tomber

À peine un peu plus bancal mal ajusté et gants sereins tu ne verras la différence qu’aux lenteurs que j’aurai apprises d’ici ce sera quand je serai sage et que je te laisserai fuir partout dedans le paysage par toutes les portes du monde en attendant j’étanche comme un forcené pas un filet une fissure qui ne me soit obsession une écorchure que je gratte en mon secret

Car nous savons sans issue tous les deux ce qui compte et nous coud dos à dos face aux pentes du sens nous retenons les mots sur un coin de néant et on s’essuie la bouche avec des bouts de draps mais on ne peut pas boire on ne peut s’embrasser qui fait ce sacrifice est bien indépassable de verser l’amour dans le sable éternel et connaît le goût de cendre bleue à la lèvre nouvelle où il faudrait ne plus savoir que s’aspirer et sans surtout jamais ne regarder devant

Draine mon sang passent les heures chaque goutte est un vertige comme un glissement de soi vers tous les extérieurs sans rien pour recevoir et rien qui ne nous filtre rien qui ne nous tamise et rien qui ne nous passe un message de toi fera tout basculer comme un bambou chinois son écuelle de temps une fois déversée un sabre japonais décolle-moi la tête mon plateau tout prêt et je veux consteller les plafonds du silence de mystère charnel

Le mignon m’abandonne comme une peau d’hermine et la mignonne glisse comme un manteau de toi la sève n’est plus moi je me jette à tes pieds une cape de sang étoile le pavé deux couloirs infinis viennent de se croiser à fonds perdus corps dissolus en pure perte de vitesse la lune en ses serments a des replis de chat et nous voilà finalement irréductibles

Copenhague, le 3 Septembre 2019.