Réalisme Proustien

Réalisme Proustien

Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu’il n’était plus malheureux et qui baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria en lui-même : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

Marcel Proust, Du côté de chez Swann,  P 374-375, édition Gallimard, collection Folio, 1988

On pense, je crois, souvent, que la phrase de Proust sur la fameuse contradiction de l’amour de Swann pour Odette « qui n’était pas son genre » est une déclaration sur une soi-disant puissance intrinsèque que le sentiment amoureux libérerait d’autant plus fortement que ce « genre » est contredit. On oublie que la phrase n’est pas du narrateur mais se présente comme une pensée de Swann. Qu’il y a donc une distance. Sans cela, ce serait à peine plus qu’une nouvelle observation sur la décadence du goût dans la fin du dix-neuvième siècle, qu’on pourrait lier au désenchantement de l’homme sur ses passions. La javellisation du classicime par les romantiques étant encore dépassée dans le symbolisme décadent.

Non, Proust ne dit pas que l’amour est nécessairement une illusion qui se repaît d’assouvir sa pulsion d’échouer en mettant les êtres dans une position impossible d’irrémédiable dégoût. Là n’est pas son propos. Ce qu’il nous dit c’est que Swann se complaît dans cette analyse et dans ce désabusement sur lui-même justement parce qu’il est incapable d’aimer et incapable de reconnaître cette incapacité. Cette analyse est un aveuglement de plus. Même si elle est vraie : elle lui permet de s’extraire de sa propre médiocrité en se récupérant dans une sorte de destin tragique. Swann échoue en fait à être un être de goût : inachèvement de son étude esthétique sur la peinture comme inachèvement de son amour par incapacité à suivre la puissance du goût, qui, elle, est bien réelle. Un amour qui ne commence pas est un amour qui ne peut s’achever, ni dans la béatitude ni dans la rupture, qui sont finalement ses seuls deux points d’achèvement possibles.

On dirait que la vraie question c’est : comment peut-on aimer vraiment quelqu’un dont l’attitude contredit à toutes nos attentes ? pourquoi peut-on élire dans notre cœur, et sincèrement, cela va sans dire, un être qui nous déboute de tout ce que nous mettons dans l’amour ? Je ne parle pas simplement d’une divergence d’opinions, de vues, qui nous mettrait dans la position de « supporter » des idées ou une façon d’être en butte à nos propres conceptions, même fondamentales. Ça, j’ai envie de dire : « on s’en sort ». Non, pourquoi continue-t-on à chérir, et au-delà de tout, au-delà de toute autre possibilité, de tout issue, de toute démission et de tout remplacement, celle ou celui qui nous refuse tout ce que nous attendons de l’amour ?

Est-ce que nous croyons, comme des enfants, que derrière cette attitude qui cause toute notre souffrance, il y a quelqu’un d’autre, comme s’il fallait attendre que cet autre se révèle ou que nous trouvions la clef pour précipiter son avènement ? Il me semble que cela n’est pas ce que je veux dire non plus : on serait encore dans l’illusion de Swann, un succédané romantique qui s’ignore. Le réalisme de Proust, autant que je croie le saisir à travers la nécessité de mon expérience, veut dire autre chose et va plus loin. Oui, je prétends vraiment qu’on peut aimer quelqu’un malgré (et surtout pas « à cause de » ! sus au masochisme !) ce qu’il nous fait subir, parce que nous savons, nous expérimentons par ailleurs une affinité, qu’on nommera bêtement intellectuelle et plus censément intuitive, qui ne se combine pas (par quel mystère, c’est notre lot) avec un comportement amoureux. Et cette contradiction n’empêche pas l’amour et aucune rupture n’y peut rien : on continuera d’aimer.

Non pas en espérant un bonheur qui miraculeusement triompherait « un jour » de tout le malheur qu’on endure, non pas, non plus, parce que nous consentons à aimer sans espoir de bonheur mais parce qu’il existe, je le sais, un attachement qui est incommensurable à aucun autre, et que j’oserais arracher aussi à la psychologie humaine, et qui est de l’ordre de la certitude, que celle-ci rende heureux ou pas. Les affinités sont toutes électives et transforment notre définition même du bonheur.

En d’autres termes, Proust sauve l’amour dans sa transcendance. C’est cela son réalisme, je crois.

Cela reste à creuser…

illustration : https://www.wikiwand.com/en/Jules-%C3%89lie_Delaunay Portrait of Mme. Geneviève Bizet, née Geneviève Halévy, par Jules-Élie Delaunay, Musée d’Orsay (1878). Elle a en partie inspiré le personnage d’Odette.