Journée 1

Journée 1

J’écris à même le bloc, qui du coup porte son nom avec une grande justesse : bloc de papier, bloc de pierre devenus bloc d’écran. ce n’est pas mon habitude (tiens, du coup, les majuscules disparaissent). l’idée m’est venue cette nuit, peut-être avait-elle germé la veille, j’ai oublié : écrire une sorte de journal, ici, sur cette page, sur ce bloc. aucun engagement vis-à-vis de moi-même et donc, pardonnez-moi, vis-à-vis de vous.

c’est déjà l’occasion de préciser certaines choses. la plus importante, la première, c’est que je ne suis pas quelqu’un qu’il faut lire pour savoir qui je suis, ou comment je vais, ou ce que je deviens. j’ai peur que plusieurs personnes soient dans une telle démarche. bien sûr, je « passe » des choses, je n’ai pas la prétention de n’être personne, pure écriture. mais cela n’empêche : vous avez tort de m’identifier avec celui que vous connaissez ou connaissiez « dans la vie », comme on dit.

il faut venir ici, s’il faut venir ici j’entends, c’est pour l’écriture. bonne ou mauvaise, curieuse ou inintéressante, ce n’est pas la question. ce que je veux dire, c’est que ce site n’est pas un blog et si vous le consultez pour garder un quelconque contact avec moi, vous avez tort et vous vous faites du mal. mais je n’y peux rien et je comprends. il faut simplement que vous sachiez que, même ici, même dans cette page, ce n’est pas à vous que je m’adresse, ce n’est pas pour vous que j’écris : on n’écrit, je crois, en réalité pour personne, pas même vraiment pour soi. pourquoi écrit-on ? pour écrire, je n’ai pas mieux que cette tautologie bêbête.

j’y reviendrai. je ne continue pas sur ce thème autrement que pour préciser la nature de ce que j’ai malencontreusement appelé plus haut un « journal ». que voulais-je dire par là ? vais-je consigner, comme le genre le veut, même si comme les autres il peut aujourd’hui bien être ce qu’il veut, vais-je consigner donc des faits, des pensées, le fil de mes humeurs, le fil des jours que je traverse en cet hiver, période des fêtes, 2021 ? non, peut-être un peu, mais ce n’est pas le principe. il est peut-être aussi prétentieux de ne prétendre à aucun principe que de prétendre n’être personne. c’est Giono qui fait dire cela à un de ces personnages dans Le hussard sur le toit, un vieille dame, qui « soigne » des cholériques et s’adresse au personnage principal, un hussard en fuite pris dans ce chaos abominable, venu d’Italie, piémontais plutôt, qui prétend justement n’être personne, ou n’être rien, je ne sais plus et que je cite de mémoire : « rien ? quel orgueil. » et pourtant je prétends ici ne répondre à aucun principe prédéfini. je sens d’ailleurs que je suis presque au bout de l’édition d’aujourd’hui, qui finalement ne dit pas grand chose. je n’ai pas une grande puissance d’écriture bien sûr, et peut-être encore moins qu’avant, cela fait longtemps d’ailleurs que je n’ai pas écrit ce type de texte (je rappelle qu’il s’agit d’un texte, bon ou mauvais, là n’est pas la question, peut-être devrais-je dire, comme Matisse : « ceci n’est pas un être » pour qu’on me croie…). je ne l’ai pas fait souvent, je ne me prends pas pour un « écrivain », évidemment encore, je n’ai pas écrit grand chose et certainement, sans aucune fausse modestie, rien qui vaille la peine, d’être édité par exemple.

je voulais évoquer un moment, ou plutôt un état, peut-être un état imbriqué dans un moment. ce matin, plutôt cette nuit : 4 heures. il fait nuit donc, la nuit est noire dehors et j’ai allumé pour me faire une sorte de petit-déjeuner nocturne, de pique-nique impromptu : du riz chauffé avec du comté, agrémenté de sauce de soja, recette qu’on m’a apprise un jour. et je sentais cette ambiance particulière. la solitude, intense, absolue, évidente mais teintée d’un souffle de légèreté, presque d’une allégresse, sans doute irisée par la crainte ou même la certitude à nouveau d’être très fragile, de devoir céder au retour de la lourdeur, de la peine, de l’angoisse. je parle de ce que nous connaissons tous, qu’importe justement si cet état est vrai ou non chez moi, motivé ou pas par des faits, des événements ou purement imaginaire, créé pour la poésie pourrait-on dire. l’important c’est cette légèreté, cet espace presque infini, cette atmosphère de liberté que j’ai ressenti à ce moment-là : la perspective de Noël, souvent menaçante, en tout cas pour pas mal de gens, devenait heureuse, un peu comme pour les enfants. mais pour les enfants que nous imaginons, pas ceux que nous avons été, qui ressentaient toujours un filet d’inquiétude à l’approche de cette fête, comme si elle était aussi une de nos premières expériences de la finitude des choses, une des premières confrontations à la fin, fin de l’année, fête qui allait passer, qui ne durait qu’un soir et qu’une journée, qu’on pouvait donc rater, crainte oui de passer à côté, de n’être pas en forme, d’être malade… inquiétudes plus ou moins prégnantes selon les enfants bien sûr. (tiens, je suis remonté jusqu’au titre et je viens de l’improviser : « Journée 1 », au lieu de « Journal 1 », comme j’avais d’abord pensé, gêné par la confusion avec l’idée qu’il pouvait y avoir plusieurs journaux, plusieurs « journals ») 4 heures du matin donc, 4 heures et demie en fait, le café, le bol de ma plâtrée très consistante, sortie fumante du micro-ondes, le comté en ébullition, transformée en huile, et me voilà dans cette petite chance, de souffler un coup comme on dit : une pente de Noël sans l’angoisse de la fin, sans la terreur de la solitude que nous ressentons tous au fond, un moment, pris dans un état, un état pris dans un moment, même si cette pirouette est facile, qui faisait « bloc », qui était entier, net, offert par la chance, comme par un hasard ordonné, la nuit, la nourriture, l’interruption du sommeil avec la perspective de le reprendre, la possibilité de faire absolument n’importe quoi, de vouloir faire n’importe quoi pour prolonger ou renouveler cet état-moment, de dérégler l’emploi du temps ordinaire, se recoucher, se relever plus tard, remanger, sortir peut-être se promener, fumer une cigarette à la fenêtre, toute une myriade de perspectives subversives qui maintenant, bien entendu, sont devenues impossibles car elle désagrégeraient mon assise dans la journée : ces chavirements ne sont charmants qu’en perspective, comme si la légèreté, le souffle, la liberté et l’infini n’étaient qu’une question d’optique, un moment-état de déséquilibre maîtrisé, de pointe de danseuse au-dessus du vide, un trapéziste qui s’envole au-dessus du filet, avant que bientôt le passé, la vie, les jours heureux, malheureux, tout ce que la mémoire va se remettre à fabriquer en lui donnant tel ou tel angle, émoussé, affûté, enivrant, désespérant, ne se remette à cloisonner les choses, à exiger de nous de les ordonner, comme je tente de le faire ici, à la fois pour rendre hommage à ce moment-état-moment, lui donner sa forme pérenne, même déformé, au moins sur ce papier, dans ce bloc qui s’en veut la copie même infidèle, voire traîtresse, et qui finalement, exigeait de définir ce mot : le bloc, de lui enlever ce qu’il a de dur, de lourd, sa géométrie d’arrêtes contondantes pour lui rendre sa cohérence, son unité, la puissance apaisante de sa netteté.

illustration : Jules-Élie Delaunay, Sapho embrassant sa lyre, 1876 https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sahpo_embrassant_sa_lyre-Jules_Elie_Delaunay_mg_8275.jpg