Travail de la perte
ce texte poursuit la réflexion amorcée dans : https://sebastienpelle.com/2022/04/13/partout-et-nulle-part-a-la-fois/
« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant… » Paul Verlaine
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant, n’est-ce pas toujours, au fond, un peu ça, étrange et pénétrant mais un rêve ? Je ne veux pas dire que les rencontres n’existent pas, elles ont lieu mais où ? Mais lequel ? Les voix chères qui se sont tues posent cette énigme. Revenir sur les lieux aide. Revenir sur les lieux des lieux : les lieux de la perte peut-être plus encore que les lieux de la rencontre. Revoir les lieux où on a déjà pensé la perte, où on l’a déjà vécue dans sa chair : médecine extrêmement violente, se l’appliquer peut-être, si on peut, selon les capacités de l’esprit à ce moment-là, par la pensée seulement : revisiter par la pensée le lieu où on a déjà vécu la perte ; pour en sonder l’absence de matière, l’absence de lieu, pour en dévoiler l’inexistence géographique ; dans la rupture, les lieux de la souffrance ne sont que des lieux de perte. L’endroit, le chemin, le jardin, les bois, les ruelles de villes où on marchait à deux : les revisiter d’abord pour en faire des lieux de perte, les charger en malheur, leur donner l’épaisseur même de la souffrance, les déprimer ; puis leur ajouter d’autres lieux, de nouveaux lieux de perdition, une place, un banc, l’intérieur d’une voiture arrêtée, immobiliser la perte dans un lieu de pure contemplation de l’absence pour intérioriser la perte, lui donner une assise ; emporter ce lieu avec soi pour se donner la possibilité de le revisiter, selon les besoins, les exigences, les appétits de la maladie nostalgique, son masochisme insatiable.
Plongées, rechutes : inévitables. Composantes actives de la maladie, qui est une maladie pure du temps. L’impression qu’on n’en sort pas. Se donner petit à petit le droit de ne pas faire face. Première victoire qui nécessite déjà beaucoup de courage et qui en promet d’autres : se promettre, incessamment, inépuisablement de nouvelles avancées sur le terrain inconnu de l’angoisse, du non-retour de la rencontre.
Il faut parler, écrire, penser au plus près de soi : soi qui est à côté des lieux de pure violence que l’absence habite désormais, quarantièmes rugissants où vous ne pouvez vivre, terre de feu où vous ne pouvez que suffoquer, Pluton à la gravité si écrasante que chaque pas coûte une vie, car vous l’y avez assignée à résidence, l’absence est la déesse infernale, elle y est à jamais scellée, vous devez être le gardien sans sommeil de ces lieux d’infamie où votre tête est mise à prix. Prison poreuse, bien sûr, mais quand même, les nouveaux seront un peu plus étanches, ils seront un peu plus des lieux du soi. Une nouvelle plume pourra y courir.
La maladie fonctionne par rechute, c’est son principe : elle non plus n’est pas inépuisable, il faut qu’elle recharge ses batteries : attraits du vide qui réclament votre plongée constamment mais qui ne sont pas constamment ouverts à votre chute, qui attendent de vous une apnée, attente en sourdine mais que vous pouvez ignorer d’entendre, bords de ravins qui sont bels et bien intérieurs mais vous connaissez de nouvelles cartes, crevasses logées en vous mais vous savez désormais être hors de vous, vous avez balisé les non-lieux. Il faudra étendre la lande, épaissir les bois, multipliez les raccourcis, dissimuler les ravines salutaires par où glisser sans se rompre les os, étirer les plages, faire plus de place aux maisons, aux ruelles, aux villes que vous allez désormais devoir habiter, seul sans doute dans un premier temps, qui a toutes les allures d’un dernier. Vous ne savez pas encore quoi en dire et peut-être il faut vous efforcer de n’en point parler : vous verrez bien, quand il sera temps, ce que vous pourrez vous en conter mais pour l’heure : les voix chères qui se sont tues, ce sont elles qui parlent, ce sont elles qui vous font parler, ne les laissez pas défigurer un paysage que vous ne connaissez pas puisqu’il est le seul que vous puissiez habiter alors que vous ne pouvez encore habiter nulle part. Remettez à plus tard le moment où vous parlez de ces villes nouvelles. Pour l’instant, elles sont en exacte concurrence avec les voix chères qui se sont tues, et c’est déjà bien : elles partagent avec elles la même existence-absence, qui est de pure violence, ne cherchez pas à braver cette tempête, tous vos mâts vont casser, vous pouvez en être sûr, vous n’êtes pas de taille et ne le serez jamais, il va falloir ruser.
Il s’agit de jouer sur les deux tableaux, dont l’un est pur vacarme et l’autre est pur silence mais, si vous écoutez bien, les deux se ressemblent, se rapprochent et sont en train d’échanger leurs qualités dans la confrontation de l’absence et de la présence, de faire permuter l’existence entre les deux ; le vacarme bégaie, il commence à balbutier, il se répète et résiste plus faiblement à devenir son propre écho ; le silence, lui, se fait plus sonore, il ouvre discrètement sa voix.
Il est extrêmement dangereux de peupler trop tôt une ville qui ne tient pas, dont les contours ondulent encore comme au fond des eaux ; car cette ville, bien entendu, est une résurrection, elle attend son heure qu’aucun effort ne saurait devancer sans engloutir la totalité sous une pluie de flammes. Il est extrêmement dangereux de quitter trop tôt un cimetière encore vivant, un cimetière qui vous parle encore : vous risquez de vous condamner à vivre à jamais dans les limbes, ce qui, comme chacun sait, est bien pire que de vivre en enfer, où vous savez, comme je le disais dans le précédent texte, à quoi vous attendre — ce qui permet de penser à autre chose et d’espérer tout de même une petite narration, un petit cinéma, même en ombres chinoises ; les limbes, elles, se répètent à l’infini et vous en impriment la pure certitude, n’ayant d’autre fin qu’elles-mêmes, elles vous accaparent, ne vous laissent penser à rien d’autre : partant, point de narration, point de cinéma. Il ne faut jamais sortir trop tôt du désert, c’est une anticipation mortelle qui vous condamne à l’emporter encore en pleine expansion avec vous : seuls les déserts finis peuvent être transportés, c’est la règle dont il faut vous pénétrer pour poursuivre votre voyage.
Les voix chères qui se sont tues doivent dorénavant être un point de mire que vous avez oublié ; un horizon du passé qu’il faut savoir loger dans l’avenir pour comprendre que votre résurrection est maintenant et de toute éternité : c’est cette perspective spéciale qu’il faut loger en vous et qui doit vous servir à naviguer ; vous voyagez désormais pleinement dans le temps et de plus en plus à votre guise, vous devenez, finalement, enfin, vivant.
Les replongées sont bien là mais elles rappellent d’autres plongées, vous tombez désormais un peu plus consciemment dans les gouffres, la raison elle-même a sa place dans l’apnée. Il y a de moins en moins d’inédit dans cette verticalité abyssale qui s’invite tout à coup en vous. Regardez comme vos rêves évoluent : ils sont parfois caricaturaux, vous ressentez leur horreur presque au second degré sans avoir à aucun moment cédé au piège de l’ironie, la solution facile.
Bien sûr, il y a de grandes différences entre la disparition involontaire et la rupture. Se souvenir de cet instant par exemple pour mesurer la qualité particulière de la seconde, cet instant où le cher visage s’est transformé en hideux masque étranger : cet ennemi ignoré qui s’est révélé tout à coup sans que vous sachiez maintenant s’il s’était créé à l’instant ou s’il avait été toujours là et que vous n’aviez su le voir. Toute rupture commence à un point de trahison dont vous avez perdu la trace et que vous cherchez à localiser comme si cela pouvait expliquer l’énigme du départ. Mais, à nouveau, cela importe peu, qu’on se soit vraiment parlé ou qu’on ait cru le faire, toute rencontre demeure un rêve : c’est-à-dire un surcroît d’existence. La disparition involontaire, le trépas qui vous arrache une âme sœur semble vous laisser moins de confusion. Le visage, avant de partir, n’avait pas changé. Mais, les deux fois, pourtant, une voix chère se tait et ne vous parlera plus. Vous affrontez la même énigme, c’est le même Sphinx qui se dresse : qui êtes-vous maintenant que les inflexions (le mot est toujours de Verlaine, qui n’intitule pas au hasard ce poème qu’on lirait à tort comme la définition d’un idéal amoureux « Mauvais rêve »), maintenant que la voix-musique qui vous apaisait l’âme, à la double condition qu’elle n’était pas de vous et qu’elle était pourtant une voix, ne sonnera plus en vous que comme une reconstitution, une mélodie rejouée, une cloche au second degré, un glas qui continue de faire écho ?
Quand donc fut frappé ce premier coup qu’on ne pouvait s’empêcher d’anticiper avec effroi ? Comment expliquer que vous n’ayez pas pu sentir la rencontre du tympanon ignoble avec les os de votre crâne ? Finirez-vous un jour de vous juger pour cette impardonnable négligence et cesserez-vous de vous châtier en répétant à l’infini les coups annonciateurs (le fameux visage déformé) qui l’ont précédé ? Vous saviez bien que de toute éternité rien n’était éternel. Allons…
Répétez la visite des lieux, creusez-les chaque fois un peu plus du souvenir de votre deuil jusqu’à ce qu’il remplace pour de bon la perte elle-même, qui n’est qu’une illusion : vous êtes le théâtre volontaire de cette souffrance infinie qui tire sa force de ses échos. Vous devez devenir le maître des échos. La fin du drame, le salut, la maladie vaincue, la souffrance oubliée sont dans la ligne de mire un point que vous ne pouvez que reculer ; mais vous avez le pouvoir d’en prolonger toujours la fuite, c’est votre nouvelle perspective : maintenir ce salut sur la ligne d’horizon. Parallèlement, le visage ennemi recule, faites-lui place, allongez sa perspective à lui, revisitez, revisitez, voilà déjà les portes de la ville nouvelle qui s’annoncent, vous en entendez déjà les cloches, ce sont les nouvelles voix chères, ce sont les anciennes aussi, qui chantent, et qui se taisent…
illustration : Léon Spilliaert, La buveuse d’absinthe, 1907.