Un p’tit coup d’vieux (pour la route ?)
Et v’lan : dans les dents ! En deux semaines, coup sur coup, et même sur coup une troisième fois ! Il faut ça pour comprendre. Oui, sinon, quelle valeur accorde-t-on en réalité à la parole des médecins qui nous promettent la décrépitude et l’amoindrissement, comme couronnes à notre enlaidissement programmé, si nous ne changeons pas ? Car les médecins veulent, sinon que nous changions, toujours que nous essayions de changer. Pour le meilleur et nous comprenons pour le pire. C’est-à-dire que la vie que nous avons tenté, tant bien que mal, de mettre au point, il faut la réviser à l’heure du vieillissement, qui vient d’un seul coup bien sûr, quand il ne faut pas la revoir de fond en comble. Fini les clopes insouciantes, dorénavant elles signifieront : tu aggraves le tableau noir de tes poumons, tu perds un peu plus le goût, et, dans mon cas, tu fais gonfler les perfides bulles d’air qui ont décidé de pousser sous tes gencives. Jusque-là, jusqu’à ce moment qui n’est fatidique que parce que cette fois on sent bien que le bilan refusera de se laisser plier dans une poche intérieure, avec l’ordonnance qu’on n’aura jamais satisfaite, une fois le coup de semonce (une rage de dents, par exemple) passé, qu’il aura du mal à se laisser replier comme une tente Quechua dans sa boîte à diablotin, on est a peu près resté stoïque : une baffe, certes, mais on encaisse, on s’ébroue, presque prêt à tendre l’autre joue pour se prouver qu’on est devenu solide.
Mais non, cette fois, les ressorts sont trop raides, ils vont se re-détendre et nous ramener la fiche de soins sous les yeux, comme sur un pupitre, à la vitesse de l’éclair, retour de flamme ou de bâton, coup de bambou à répétition : à toi de jouer la nouvelle partition, avec ses dents noires cariées, sans faire trop de canards, en évitant, autant que faire se peut, les chuintements intempestifs, les sifflements mal venus et les nuages de postillons. Au premier verdict : cinq plombages qui datent de mes douze ans sont à refaire. Si, si, c’est possible, je fais partie de ceux qui ont encore des vestiges de plus de trente ans de travaux dentaires dans leur bouche archéologique, site d’Alésia et bête du Gévaudan compris et je vous passe Lascaux car c’est une blague de dentiste réservé aux enfants, dont j’ai eue, néanmoins, à la faveur j’imagine de mon immaturité criante, la dédicace, malgré mes trente-cinq ans de l’époque : « Mais c’est une grotte ! on va pas tarder à voir l’ours ! », même si c’est plutôt l’assistante qui se charge de ce genre de plaisanteries populaires, une fois qu’elle sait qu’elle a affaire à moi, comme je suis aussi un des derniers à rouler dans sa poche un mouchoir en tissu, tout en ayant renoncé aux divers exposés élaborés patiemment ces dernières années pour des publics de sceptiques, impossibles à convaincre que cela ne fait pas de vous une usine ambulante à recycler des bactéries.
Cinq plombages de mes douze ans, donc, qu’il aurait fallu changer il y a vingt ans et que j’ai pris un peu comme Proust dit qu’on considère la vie éternelle de ceux qui nous ont quitté : comme une blague. Déjà, c’est toute une comédie de faux semblants, une danse en patins à glace où la partenaire (la dentiste, forcément très jolie) esquisse avec vous mille figures sur le miroir sans tain de votre radiographie scandaleuse : vous dites à demi-mots que vous regrettez d’être un paria et elle fait semblant en souriant de ne pas être d’un autre monde (celui où on se soigne les dents en temps et en heure, c’est-à-dire en capital disponible). Cinq couronnes à poser, si l’image a quelque chose de majestueux qui vous ramène d’abord à la décadence charmante des Dorian Gray et autres dandys éternels et baudelairiens qui vous ont jusque-là inspiré une sévère persistance dans l’idée de déposer votre corps sous d’autres éclairages que ceux de la médecine, avec ses laboratoires de vie suspendue à l’écart du réel (celui où les dents pourrissent), elle ne tient cependant pas longtemps contre l’hydre financière qui se dresse tout à coup devant un paysage d’urgence inédite : mille euros la dent, si tu veux de la bonne came (ils en font à quatre cents, en t’expliquant qu’elles sont de moindre qualité : toi tu comprends que c’est de la contre-façon et que tu auras du matos cancérigène dans la bouche, mais aussi que c’est ça la solution des pauvres : faire dans le réparable à l’infini, le cheap médical, dans du provisoire de pacotille qu’il faudra surveiller sous peine de choper la gangrène).
Mille euros la dents, cinq mille la réfection totale de mes chicots de plomb ! Cinq mille euros ! moi qui n’ai jamais voulu en mettre le quart dans une bagnole ! Heureusement, depuis ce premier ultimatum (les travaux seront à faire tôt ou tard, eventually, mot magique en anglais : « éventuellement », mais dans le sens où l’événement va arriver, ne vous inquiétez pas…), j’ai eu d’autres mini-catastrophes à endiguer, quelques digues à rafistoler pour me donner l’impression de m’attaquer au fond du problème et de m’occuper raisonnablement de mon corps : une « dent de sagesse », la bien nommée, avait décidé entre temps de se mettre à pourrir par la racine, en infectant toute la gencive, ce qui ne laissait pas de me plonger dans de sympathiques tourbillons de douleur lancinante accompagnés d’images d’océans de pus à l’infini : première approche narquoise de mes catacombes intimes, dont je me promettais de remettre la visite complète à une autre plongée à l’avenir et qui m’avait déjà donné un avant-goût de ce que j’étais devenu, à mon insu, aux yeux des dentistes, des médecins sans doute, de tout le monde peut-être et, de toute manière, en face du temps biologique : un quarantenaire qui n’a surtout pas pris soin de lui, qui a peut-être même pris un malin plaisir (je ne sais pas encore : « patience »…) à ne pas prendre soin de lui.
Le « jeune homme » (donc, puisqu’il avait trente ans), qui m’a ausculté en premier me prouvait que la sémantique médicale avait progressé : ni rude et directe à l’ancienne, ni indifférente totalement comme c’est parfois le cas dans les hôpitaux sur-bondés : non, non, une sorte de sérieux professionnel sans moralisme et même un peu complice, mais seulement lorsque le cadastre du naufrage a bien été établi : on allait m’injecter un antibiotique équestre et voir si l’infection allait définitivement se résorber ; dans le cas contraire (à redouter), on reviendrait à la charge mais de manière plus musclée : c’était l’opération, le moment ou l’art de la dentisterie change de nom, sans doute pour répondre décemment à la gravité de l’affaire, et devient orthodontie : ceux qui sont passés par là voient ce que je veux dire et s’en souviennent certainement comme d’une expérience assez rare, où on peut mesurer le poids des mots sur le réel ; il avait pris les devants : à mon âge (sic ! même s’il s’est excusé en disant que ça ne voulait pas dire que j’étais vieux : sic sic sic !) cela pouvait être (attention les yeux : ) « problématique » ! et « problématique », quand on prévoit de vous arracher un morceau de calcaire de quatre centimètres (j’ai de vraies défenses !) pris dans une mâchoire d’os, ça voulait dire pour moi scie à métaux et pied de biche ! ; orthodontie mon amour, orthodontie allons-y ! tu seras le nom de la fille que je n’aurai jamais et je traverse vaillamment (si, si) ma première opération « sérieuse » (à deux ans, les amygdales, c’est beaucoup trop barbare pour qu’on s’en souvienne). Je m’étais même payé (c’est le cas de le dire) un petit « détartrage » : j’avais l’impression d’avoir la bouche toute neuve, comme la bagnole que je n’ai jamais achetée ; à ceci près que l’émail de mes dents, naturellement jaunâtre (soi-disant à cause d’un traitement antibiotique pendant ma prime enfance, explication balayée depuis par mes différents, quoique rares, on l’aura compris, rendez-vous avec l’art d’Asclépios, qui doit au passage avoir décidément bien évolué si on se réfère au nombre des croyances médicales héritées de mon enfance qu’il a détrônées), ne redevient jamais totalement blanche, mais on peut encore dans mon cas se référer à certaines figures une nouvelle fois décadentes de la beauté négligée, voire laide, qui, avec son goût d’Ancien Régime, n’est pas pour déplaire à ma coquetterie : c’est faisable.
Fier de mes nouvelles dents et de la nouvelle maturité qui m’avait fait prendre en charge et payé par ma douleur une intervention chirurgicale nécessaire, je laissai depuis reculer dans les limbes de l’histoire (sans toutefois, dois-je avouer, complètement l’oublier) le projet bien onéreux de me faire remettre des chicots neufs ! Depuis l’arrachage, forcené à certains égards, de la protestataire inespérée (ils m’ont dit après, à plusieurs qu’ils s’y étaient mis et encore en sueur de s’être pareillement démenés, être tombés sur une véritable nappe phréatique de pus, un lac souterrain de gencive en bouillie malodorante et qu’ils avaient dû « forcer un peu » et perforer plus profond !), depuis l’extraction racinienne de ladite dent en liquéfaction infectieuse, je n’étais le moins du monde apeuré à l’idée des entreprises invraisemblables que ces tourneurs-fraiseurs du palais buccal élaborent dans cette ouverture des plus délicate et qui nous permet en permanence d’entretenir un rapport intime avec l’intérieur de notre corps, je ne cherchais qu’à éviter la dépense pharaonique, homérique ou biblique d’une somme que je considérais jusque-là plus à-même de couvrir, par exemple, les fantaisies mégalomanes d’un projet de barrage sur le Nil, l’Amazone, le Gange ou même le Huang He : fleuve jaune, le bien nommé aussi car fleuve de pus pour moi quand je l’imagine depuis mon « fauteuil médicalisé » : il ne manquait qu’un trou par en-dessous pour que je me sente réellement comme le nœud de canalisation des pires liquides de la Terre ! Traversé de part en part et fermentant à l’intérieur, Augias tu es un pitre et Jacob tu es sain comme l’œil ! Et me voilà donc tout à l’heure averti que pour continuer à vivre en ce monde sans ruminer des glaviots pestilentiels, je devrai investir ce que je n’ai jamais mis que dans un appartement, et encore, il s’agissait d’un prêt…
Faudrait-il faire un prêt pour se réparer les dents ? À demi-conscient, sorte d’auto-hypnose que j’utilise en opposition aux drames inévitables dès qu’ils touchent peu ou prou à mon corps (j’ai de l’imagination), je vois passer dans mon esprit, et tandis que la dentiste s’affaire à me blanchir (elle arrivera toute fière à 9O pourcents de crasse tabagique en moins !), entre deux plaisanteries sur le fait que je ne bois bien sûr pas de vin rouge (« it makes sense for a French man! ») car, bien sûr, l’heure est si grave qu’elle ne peut être qu’à la plaisanterie et que je n’ai jamais été aussi drôle en pareille posture (ah si, quand ils m’ont recousu la moitié du bras en Grèce, ça me revient…), les images des édentés du Moyen Âge, je pense à Louis XIV et son palais pourri (ce qui en fait un sacré bonhomme selon Céline, autre sacré bonhomme mais je n’ai pas remarqué qu’il avait des problèmes de dents), aux matelots sur les bateaux du temps passé, avec leur scorbut (nom de Dieu, comment on tient en plein large pendant des siècles avec une rage de dents, je n’ose l’imaginer !), bref, à tous les déchaussés (puisque c’est ce qu’elle me promet presque en réponse à mes questions faussement détendues, comme elle le sent bien) des temps où l’homme était un homme, qu’il acceptait de pourrir sur pieds sans broncher (enfin si, en bronchant un peu vu qu’on pouvait aussi crever de la tuberculose), et à mon vieil Achab, qui m’a toujours fait rire lorsqu’il balance sa pipe par-dessus bord, et au tout début du bouquin ! (à la fin, on aurait compris), décidant tout à coup que le tabac lui pompe trop d’énergie pour traquer la baleine blanche métaphysique et se bouffer six cents pages en étant le héros : gonflé le mec ! plus de pipe, pas de tabac un brin et la traversée (ce n’en est pas une) s’avère longue ! Avait-il peur que les petites bulles viennent lui ballonner les gencives lui aussi ? Mystère, je ne comprendrai jamais vraiment cette page, elle me dépasse… Comme me dépassait jusqu’à hier (allez savoir pourquoi) cette réplique d’une nonne qui lave des cadavres pestiférés dans Le Hussard sur le toit (de Giono), à Angelo qui fait le malin (comme moi, souvent) : « Es-tu l’envoyé ? dit-elle.
– Non.
– Qu’est-ce que tu en sais ?
– Je ne suis rien, ma mère, ne cherchez pas.
– Rien ? Quel orgueil ! » dit-elle.
Quel orgueil, en effet, vingt ans pour moi pour comprendre ça : comment ne pas être quelque chose ? Moi, je ne suis pas rien ! Je suis un type qui a peur de perdre ses dents ! ses cheveux ! ses couilles ! Qui est obligé de se griser aux modèles du passé pour échapper à sa vanité actuelle ! Ai-je peur de la douleur ? Oui, sans conteste, ne pouvoir échapper à la douleur me paraît, comme à tous ceux qui voient ça de loin, j’imagine, telle une prison de laquelle on ne pourrait échapper. Mais bon, même s’il faut faire la part du professionnalisme soucieux de ne pas alarmer dans le discours de la dentiste, je ne me souviens de rien qui fasse redouter des moments atroces si je décidais, par folie ultime, de ne pas me soigner : mes dents finiront par se déchausser, c’est tout, comme des skis, après il n’y en aura plus…
Alors voilà, on touche l’abcès : peut-on vivre sans dents ? Houellebecq nous a prouvé que oui, encore que provisoirement, comme l’a été ce coup de génie de présenter sa bouche cacochyme sur des plateaux d’émail toute rutilante chez les présentateurs : une tentative d’art contemporain qui n’aura finalement pas porté puisqu’on a si rapidement incorporé l’édentition au personnage qu’il s’est senti obligé de finalement se les faire refaire… Peut-on vivre sans dents (je maintiens le pluriel, ce cas de la préposition exprimant la négation absolue imposant la pluralité, justement déniée) sans être une rock star ? Peut-on séduire une fille sans dents ? J’imagine que oui mais, au moment où votre pouvoir de séduction ne fait plus tellement partie de vos certitudes, il est vicieux de corser l’affaire… Non, la certitude qui, elle, s’est fait jour, instantanément ou préparée par les diagnostics avant-coureurs des visites antérieures chez ces annonceurs de catastrophes, ces métronomes de mauvaises augures qui vous signalent qu’être vieux c’est un état mesuré à un moment « t » et non un processus, la certitude qui s’inscrit en vous comme un constat froid et presque indolore, c’est celle qu’une partie non négligeable de votre argent passera désormais dans l’entretien de la boutique qui vous servira de cadavre.
Cinq dents prétendant à la couronne plus un traitement pour les airbags sous les gencives : 58.000 couronnes ! pour la blague, je conserve la monnaie danoise, devise du pays où j’habite, et aussi pour vous préciser quelque chose : j’ai la chance que mes consultations (quand je consulte et qu’on m’ausculte) se déroulent en anglais, ce qui crée une distance d’incompréhension poétique tout à fait inestimable dans ces moments d’intense révélation : je ne saurai jamais exactement jusqu’à quel point la charmante dentiste considère ma situation comme anormale ou mon cas comme désespéré, « We don’t hate smokers », m’a-t-elle dit encore, pour délimiter un peu plus précisément sa place vis-à-vis du spécimen, assez courant je suppose, d’insouciant qu’elle imagine que je suis (si on savait à quel point la fourmi de la fable se prend en réalité la tête, seul La Fontaine l’a compris !) : ni ami, ni ennemi, nous ne sommes tout simplement pas dans la même galère (et donc, dans la plupart des cas, pas tout à fait ou pas du tout du même bord, mais c’est peut-être un cliché)…
Car la blessure, vous l’avez compris, est, d’abord, sociale : je ne suis, à plus de quarante ans, pas capable d’envisager comme normale la prise en charge financière du « vaisseau » qui me sert à traverser cette existence ; et elle est, ensuite, métaphysique (n’ayons pas peur des mots qui ont un sens) : me suis-je suffisamment préparé à vieillir ? se prépare-t-on à vieillir ? Montaigne, reprenant une pensée de Platon, qu’il fait proliférer, fidèle à sa manière, dans tout un article des Essais, dit que philosopher c’est apprendre à mourir (« Que philosopher, c’est apprendre à mourir », Essais, I, 20, 1572-80), mais il consacre aussi des pages entières à ses calculs rénaux (on ne saurait lui en vouloir) : autrement dit, on prépare la mort, mais on ne prépare pas la douleur !
C’est donc du côté de la vanité qu’il me reste à travailler : vanité de n’être à la hauteur ni de mes contemporains, qui prennent apparemment tout cela bien mieux et se conduisent bien plus raisonnablement dans l’entretien de leur corps (l’idée même de m’entretenir comme une machine m’a toujours répugné), ni de mes maîtres, qui ont écrit des chefs d’œuvre malgré tout. Peut-être le problème est-il pour moi de démêler ce qu’il y a de normal dans la situation qui m’incombe (un crash financier ou une bouche infernale) et ce qui relève d’une indifférence jusque-là persistante à ces questions et que je serais obligé de ré-évaluer selon des modes que moi seul peux inventer, ne trouvant chez les autres aucune expérience équivalente, puisque tout le monde a bien obtempéré à son programme de suivi dentaire. La nouveauté c’est vraiment de sentir cette fois impossible la remise au placard des angoisses à venir du diagnostic qui vient d’être posé. La nouveauté c’est de n’avoir plus le temps de remettre au lendemain la certitude de devenir vieux, voire de l’être devenu, comme à son insu. On pourrait jouer en disant que le vieillissement s’impose d’abord comme une nouveauté, puisqu’il a besoin d’apparaître à la conscience, qu’en cela il est paradoxalement « jeunesse » et se laisser séduire à ce retournement, qui nous fait entrer dans une sorte de dernier parcours avec le cœur gonflé d’excitation et de curiosité : pourquoi pas ? Mais, quand bien même, toujours : quel est le sens de ce vieillissement, encore une fois : est-il lot universel de l’humanité ? est-il biaisé par ma négligence, qui me ferait arriver de manière précoce et anormale à des problèmes que j’aurais dû anticiper ? Ces problèmes ne sont-ils pas uniques, dans le sens où personne ne les prend en charge dans de telles conditions de fragilité sociale ou même physique ? Et puis enfin : à quoi me sert la littérature ? Proust, Giono, Melville et maintenant Montaigne (je n’ai pas réussi à caser Dostoïevski, pourtant il devait avoir de sacrées dents celui-là aussi !) : cela ne me sert-il qu’à déplacer le problème dans des régions artistiques où il devient ridicule ? à noyer la baleine ? cela me permet-il au contraire de mieux le poser, en le plaçant dans la lignée des grands petits problèmes de l’humanité ? Et tout ce temps passé à déjouer l’injonction permanente aujourd’hui de nous soucier hygiéniquement de notre corps ? ces heures passées à ne pas faire de sport autrement que quand des travaux lourds s’imposaient au rythme de la nécessité quotidienne et des relations sociales, déménagements de meubles lourds dans des escaliers colimaçon, démoussage de toiture pour la grand-mère impotente ou réfection d’appartement pour ami désargenté ? Ai-je eu tort de troquer le physique pour une métaphysique de poseur ? ai-je eu tort de négliger l’hygiénisme collectif des courses pour le cœur suivi d’un café où l’on s’échange le numéro d’un « praticien » ? Est-ce moi qui perds le combat du sens de l’existence ou n’est-ce que par comparaison avec une hygiène factice que je me sens lésé ? Sans doute, et je paierai l’ardoise, n’est pas dandy qui se soucie de son foie…
Toujours est-il qu’à propos de notre croyance en une vie après la mort, Proust disait que la meilleure preuve de notre scepticisme, voire de notre hypocrisie, tient dans les actes honteux dont nous sommes capables après la mort de nos proches sans avoir honte qu’ils puissent en avoir connaissance depuis l’au-delà, constat auquel j’ajouterais d’ailleurs qu’il n’a pas vu, le grand Proust, qu’on pouvait tout à fait surmonter cette honte, peut-être en jouir, et donc croire quand même à leur supervision depuis le néant : je crois que c’est à l’homme que je suis aujourd’hui, dont l’avenir vient de se métamorphoser, que je n’ai pas voulu croire jusque-là, ou à qui je n’ai pas craint de faire honte : c’est sans doute ce qu’on appelle vieillir, cette manie de ne pas voir ça. Tout va pour le mieux !
Avril 2017
© Sébastien Pellé
Un délice de te lire. Quel mordant ! Quel mordant !
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Ça me fait très plaisir, vraiment, je me sentais encore kouglof sur ce coup-là…
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