Pour une révision des mérites

Pour une révision des mérites

L’injustice de ce monde tient en grande part au fait qu’on croit qu’il faut rapporter les conséquences d’une action à celui qui l’exécute : cela passe faussement pour un régime fondé sur le mérite. Or, il n’en est rien. Le mérite ne joue pas quand les étapes qui séparent l’action de ses conséquences sont à ce point prises dans un protocole et des principes si spécifiques qu’ils excluent les trois quarts des qualités humaines, a fortiori ses plus sublimes vertus, comme en premier l’honnêteté. Ce n’est qu’une énième manière de poser un problème déjà présent chez Molière, dans la “tirade de l’hypocrisie” de Don Juan, tellement bien digérée qu’on ne la sent même plus passer ; mais sous un angle qui correspond bien, me semble-t-il, à la plus tragique insuffisance de notre époque : la perte de la croyance en absolument tout ce qui ne concourt pas au bien-être le plus physique, et donc le plus matériel. Ou plutôt, même pas : à leur idée. Jouer en Bourse et devenir millionnaire, taper dans un ballon ou présenter une émission de télé et obtenir le même résultat n’a, c’est atterrant d’évidence, rien qui partage avec la notion de mérite la moindre affinité, pas même publicitaire (je veux dire qu’aucune pub n’est parvenue à nous y faire croire).

De même, le “bon père de famille”, son équivalent moderne en tenue sport et la gentille madame qui ne fait rien d’autre que s’inquiéter, dans des conditions aisées sur le plan financier (moins sur le sentimental), pour ses deux ou trois enfants, eux-mêmes espacés régulièrement de deux, trois années, tombent dans cette catégorie des feignants qui s’ignorent. Oui, ce n’est pas choquant de le dire : ils ont démissionné du plus important combat qui soit, qui est celui de donner sens à la vie. Partant d’une signification erronée de l’idée, ils font comme si, la vie n’ayant aucun but “terminal”, car au passage ils prennent la mort pour un rideau, elle n’avait pas non plus de sens, autre que celui de satisfaire au mieux les besoins immédiats et les conditions nécessaires à un confort qui n’est rien finalement que la certitude de les voir assurés à long terme, dans l’idéal toujours. L’idée du bien-être, pire encore que le bien-être. Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort ! (Rimbaud, « Adieu »). Voilà la petite cabriole qu’on danse pour se distraire de la mort, qui du coup se marre bien. C’est la seule d’ailleurs, car il faut ajouter que cette attitude qui ressemble, c’est à nouveau un cliché, à de l’auto-hypnose, est tout sauf amusante. On se fait rarement auto-rire. On peut se faire rire soi-même, on peut même s’y encourager en parlant à voix haute pour donner de la résonance aux idées comiques qui nous passent par la tête, mais on ne peut pas décider de rire comme si on s’en donnait l’ordre ; l’origine du rire est en-deçà de notre décision, elle part d’avant notre volonté, au bout d’un moment, c’est un peu inconsciemment qu’on se raconte une histoire qui prend du coup suffisamment d’autonomie pour nous surprendre et nous faire rire, nous ne faisons que profiter de la chance de la suivre, comme un surfeur une vague et « Je est un autre ».

C’est cette vague qui manque dans le monde quand on a démissionné, le plus souvent au nom d’une idée fausse de la sécurité. Car la sécurité n’avait d’abord dans notre esprit de sens que si nous faisions dépendre d’elle l’idée abstraite d’un certain bonheur ; mais comme le bonheur est bien difficile à imaginer, c’est l’image de la sécurité qui lui a opportunément suppléé comme ligne de mire de notre agitation, baume promis par la morale du mérite à notre inquiétude existentielle. Inquiétude de n’être à la recherche de rien finalement : la tautologie morale qui nous meut est dévastatrice, c’est un concentré de non-sens qu’on a bien envie de situer au sommet des moments absurdes de l’humanité ; elle pourrait se résumer ainsi : « j’ai peur de perdre une vie qui me fait peur donc je préfère ne pas craindre de perdre une vie qui ne me fait pas peur ». Diantre.

Insignifiante, cette logique ne peut être le fondement du mérite, et encore moins le crible de nos rapports sociaux. C’est pourtant elle qui gouverne.

A chaque fois qu’un démissionnaire considère que l’être qui se tient en face de lui dans une soirée est un personnage sans vie réelle du fait qu’il n’assume la responsabilité d’aucun bien immobilier, d’aucun enfant, d’aucune carrière, à chaque fois qu’il ne lui pose aucune question en retour de celles, nombreuses, que l’aimable paladin lui adresse sur ses enfants, ses biens immobiliers et sa carrière, à chaque fois qu’il le réduit en somme à une apparition burlesque à qui on ne peut pas demander si ça va (comme le bonhomme sous l’habit de Mickey à Disneyland finalement), à chaque fois qu’il le renvoie dans un pur néant social pour ne pas réaliser qu’il parle d’un outre-tombe métaphysique qui s’est retourné en un en-deçà d’existence avortée, il y a compromission grave, j’irai jusqu’à dire fasciste, de l’appréciation des mérites dans la justice sociale. Celui qui n’a plus qu’à s’en tirer comme il peut en jouant le personnage qu’on attend ou en s’en défaussant, n’a finalement pas grande place à espérer dans ce monde.

En tout cas, pas en tant que lui-même. Et là, on nous répondra que c’est pareil pour tout le monde. Totalement faux, si les autres supportent de n’être pas eux c’est qu’ils n’éprouvent rien de la colère atroce qui dévore au contraire celui qui ne s’accommode en rien d’une vie où tout le monde n’est personne. Il pourrait tranquillement rétorquer, si la rage ne l’étranglait pas entre deux sanglots, que si tous étaient comme lui, alors chacun pourrait être comme il veut, et que le monde se passerait bien qu’on s’occupe des biens immobiliers, des carrières et, oui, même des enfants, qui n’ont guère besoin évidemment qu’on leur assure cet avenir de carrières et de biens immobiliers.

Bande d’idiots, réveillez-vous, faudrait-il dire si cela avait la moindre chance d’être entendu. Alors quoi ? Se taire ? Impossible, non pas qu’on ne sache jamais, mais la vérité, vieux poncif encore, se suffit à elle-même et doit donc toujours être dite, comme un coup de pouce du Ciel qu’on célèbre en donnant une fête.

Copenhague, nuit du 2 au 3 juillet 2017


DOM JUAN.- Il n’y a plus de honte maintenant à cela, l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée, et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie à force de grimaces une société étroite avec tous les gens du parti ; qui en choque un, se les jette tous sur les bras, et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés : ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres, ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse, qui par ce stratagème ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté , ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues, et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens, et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes, mais j’aurai soin de me cacher, et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai sans me remuer prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers, et contre tous. Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui sans connaissance de cause crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

Molière, Dom Juan, 1665, acte V, scène 2


Adieu

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L’automne, déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons.

L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère.

Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort !

— Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !

Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?

Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.

Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

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Oui l’heure nouvelle est au moins très-sévère.

Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, — des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. – Damnés, si je me vengeais !

Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, – j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; — et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

avril-août, 1873.

Rimbaud, Une saison en enfer, 1873

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