Journée 2
Déséquilibre. Balance. Écrire toujours à même le bloc mais cette fois pour insuffler l’incertitude.
Ce fantasme d’enfance. L’enfance est-elle le creuset de tous nos fantasmes ? A-t-on su en créer d’autres depuis ? L’adolescence ? Nos débuts dans le monde du travail ? Depuis ? Maintenant qu’il est peut-être possible, voire nécessaire, inévitable, de revenir un peu en arrière, de bondir même dans cette enfance, avant les premiers vrais choix, les choix qui nous détermineraient de plus en plus à n’être qu’une bien maigre version de tout ce que nous pouvions être : d’autres fantasmes alors ? vraiment inédits ? tout neufs ? construits de toute pièce ou des recombinaisons plutôt des fantasmes anciens, des fantasmes primordiaux, remis au goût du jour ? augmentés ou vulgarisés, appauvris par notre soi-disant expérience, qui n’est finalement que le vinaigre amer qui résulte de la certitude, rarement avouable à soi-même complètement, d’avoir fait tous ces choix, ou peut-être un seul, mais bien décisif, bien laid et de ne pouvoir plus rêver à nos êtres possibles ? ou épaissis par tout ce temps déjà passé à essayer de résister au temps, d’en faire l’instrument de nos désirs ? L’enfance est finalement si ancienne : c’est même l’ancienneté à elle toute seule.
Ce fantasme d’enfance donc : maintenir le temps en équilibre, l’arrêter dans la balance. Bien sûr pas à un moment douloureux. Pas en plein milieu d’une crise psychologique ou d’une crise de foi. Quoique, c’est peut-être faux : l’arrêter en pleine crise, pour qu’elle n’advienne pas, que le terme de la crise n’advienne pas, qu’on n’en sache jamais l’issue et qu’on reste protégé par cette ignorance douillette de la révélation potentielle de notre nullité absolue : condamnation administrative qu’une convocation laisse attendre, rupture que laisse présager un ultime rendez-vous. On arrêterait bien le temps aussi dans ces moments-là, autant, peut-être plus que dans les moments de paix, où les choses semblent couler en douceur et qu’on voudrait mettre ce courant en boucle, fermer le circuit intérieur, emprisonner la joie du passage dans un mouvement perpétuel de joie, de calme, de perspectives nettes car devenues pures perspectives : créer un horizon mouvant qui demeurera éternellement pur horizon et ne plus avoir à réaliser ce qui nous appelle si tyranniquement et dont l’exécution, forcément, nous décevra. C’est pourtant de cette envie-là que je voulais parler : arrêter le mouvement du temps dans la paix.
2022. Bel effet d’équilibre avec un trou, le zéro, qui sabote la symétrie hermétique d’un 2002 trop Renaissance ou d’un 2222 carrément fasciste. 2022 le presque palindrome, qui rate le vide comme la binarité, l’absence comme l’union. Un trou sur la première partie, la moitié de gauche, celle qui vient en premier. Ou un trop plein du deux sur la partie de droite qui vient après mais qu’on voit peut-être en premier. Oui, bel effet de symétrie déséquilibrée, mise en balance, prise en défaut, menacée de pencher, prise en flagrant délit de mensonge, de propagande, de promesse illusoire : jamais l’après ne reproduira l’avant, jamais le temps ne s’arrêtera.
Il faudra donc y aller, basculer dans l’avant, dans le lendemain, dans la nouvelle année. Je suis de ce tempérament inquiet depuis l’enfance : pourquoi la fête, je veux dire le relâchement des appréhensions (scolaires, affectives, les deux), ne continuent-ils pas indéfiniment ? Pourquoi sommes-nous condamnés à vivre dans le temps quand nous espérons le contraire ? Pourquoi notre plaisir, et par conséquent notre absurde conception du bonheur, reviennent-ils à nier, ne pas voir, conjurer cette donnée essentielle de notre existence qui est de vivre dans le temps : d’en avoir peur, d’en espérer des satisfactions, d’en faire le théâtre à la fois des drames et des apothéoses, dans le passé comme dans le futur (c’est finalement un peu le même film) ? on espère dans le passé peut-être autant que dans le futur et on craint du futur à peu près autant que du passé, par exemple dans : « vais-je réussir à oublier ? »
Je réinvente la roue. Il faut faire avancer. Réinventer l’amour comme disait l’autre. Rien que ça : réinventer l’amour. S’installer dans cette impression que le calme est possible, qu’il avance avec nous, qu’il reviendra, qu’il va être chahuté mais qu’il reviendra, qu’on peut le re-susciter (oui c’est fait exprès).
Cette journée, quoi qu’on en dise, n’est pas complètement comme une autre. Le 31 : rien qu’à le répéter, qu’à en assurer aux autres qu’elle est « comme les autres », cela prouve bien qu’elle ne l’est pas. Autant l’assumer : cette journée n’est pas comme les autres. Je la vis, comme souvent je l’ai vécue, seul, pas solitaire mais seul ; c’est comme ça et si c’est un peu tragique, je ne pense pas que cela le soit plus que bien d’autres journées où j’ai des sentiments proches de celui-ci : l’impression de dépasser le bout, d’avoir passé la ligne d’arrivée et je cours encore, de toucher le fond, voire de l’avoir touché et d’en être revenu : il faut bien faire la différence entre la tristesse et le sentiment du tragique, qui est à la fois plus et moins que la tristesse, qui l’englobe et se fait englober par elle en même temps qu’il l’exclut sans doute, si ces paradoxes veulent dire quelque chose ; seul donc, dans une journée qui monte jusqu’à la soirée, se tend et se tord dans une sorte d’effort jusqu’à minuit et bascule tout à coup dans cette impression d’un événement, celui d’un passage en gros, qui n’a pas eu lieu, ou qui a eu lieu en emportant toute impression de nouveauté avec lui, éclatant comme un fruit de toute une énorme répétition, grotesque, tragique, familière, encore étrange comme tout malaise est étrange et familier à la fois. Elle n’est pas comme les autres cette journée, et j’ai eu envie en son début de l’immobiliser : de la faire rester comme ça, avec mes perspectives de lecture, l’écriture de cet article que je n’étais pas sûr d’arriver à écrire, de mettre au point, doutant de pouvoir m’y mettre ; et voilà qu’il est désormais suffisamment long pour être sûr d’y être parvenu, d’avoir formé un article, en même temps que sa maladresse, sa paresse, son inachèvement, voire son manque total d’intérêt par absence totale de talent et de profondeur en font pour moi un objet bizarre, réconfortant et pitoyable à la fois ; maintenir cette journée, son début, son écoulement dans une poche qui l’empêcherait de crever dans « demain ».
Mais je le vois, et j’en suis heureux (enfin il ne faut rien exagérer), je vois que c’est cette impossibilité même qui m’en fait désirer le miracle : l’impossibilité donne son sens au souhait, ils sont les deux faces d’une même envie. L’impossibilité est finalement une envie. Et je n’ai pas envie de m’en tenir à cette conclusion un peu verbeuse, de pure logique, de jeu avec les mots : il faut être privé pour désirer, tu ne le souhaiterais pas si c’était là sont des vérités qui m’ont paru toujours un peu creuses, à côté de la plaque, oui, purement verbales ; il est terriblement vraie que la fête doit finir pour être joyeuse mais cela n’explique pour moi en rien la fête et la douleur qui l’accompagne ; car la paix est la paix sans menace de la guerre : elle a son existence, la joie a son existence, on peut poursuivre sans la menace de perdre, sans la certitude non plus de ne pas perdre : indépendamment de cette considération ; juste hors la menace de ce qui n’est rien et nous vole notre temps, le dérisoire, le médiocre, l’accaparant médiocre ; qu’on perde tout oui, mais qu’on ne le voie pas sacrifié au rien, à tout ce qui résulte d’un monde créé par ce qu’il y a de pire en l’homme : la facilité du rien ; je disais tout à l’heure qu’il fallait réinventer l’amour, eh bien j’ai hâte d’être à demain pour pouvoir le faire, pour constater qu’il est encore là, qu’il me tend son défi, qu’il me comble à nouveau de ce que je n’avais pas pu prévoir mais que j’attendais, qu’il comble ce que j’ignore attendre en même temps qu’il ramène ce qu’il m’a déjà donné. J’ai hâte de cette suite, d’être à nouveau dans le courant chaotique des plaies quotidiennes bien connues mais peut-être au centre d’une bouée un peu plus épaisse, même si bien sûr, elle éclatera, par intermittences, à nouveau. J’ai envie de savoir ce que je vais être, ce que l’amour me dira que je suis, ce qu’il me demandera d’être, pour être à sa hauteur, pour l’embrasser vraiment. Mais ne rien attendre de soi qui soit hors de portée, être au compas avec soi-même mais sans plan sur la comète : être à sa juste mesure, ni plus, ni moins, chercher cet équilibre impossible, qu’il faut en même temps toujours bousculer, réduire, augmenter, pousser l’aiguille, la ramener, d’une pichenette ou d’un salto : toutes ces contradictions sont bonnes pour nous si on garde une idée bien en tête : nous sommes dans le temps pour y passer. Rien d’autre ne compte, parce que tout bonnement, rien d’autre n’existe : tout ce qui échappe à l’amour n’est tout simplement pas.
Bonne année à tous.
illustration : William Blake, Jacob’s Ladder, 1805
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